Repenser les stratégies relatives à la protection des enfants

Au cours de ces dernières années, l’utilisation d’enfants comme combattants, bourreaux et auteurs d’attentats-suicides par Daesh, l’État Islamique, a déclenché une véritable frénésie médiatique. Ces enfants sont aujourd’hui souvent qualifiés de « lionceaux du Califat », et le défi qui se pose aux défenseurs de la protection des enfants sur la manière de les aider est de plus en plus complexe. Alors que l’utilisation des enfants en temps de guerre n’est, certes, pas une nouveauté, l’utilisation délibérée de très jeunes enfants dans des vidéos de propagande, et sur les médias sociaux, marque un changement d’attitude par rapport aux schémas auxquels nous avons traditionnellement été confrontés s’agissant de l’enrôlement des enfants. Non seulement Daesh ne cache pas, comme cela a fréquemment été le cas pour les autres groupes, son utilisation de très jeunes enfants, mais cette pratique est encouragée et glorifiée par la propagande de cette organisation. En matière de protection des enfants, les stratégies et tractations qui ont pu fonctionner dans le passé, telles que la négociation de la libération d’enfants, la création de programmes de démobilisation, ou les « listes de la honte », semblent n’avoir que très peu de chance de porter leurs fruits dans le cas présent. En effet, le rapport publié cette année par le Secrétaire général des Nations unies sur le sort des enfants en temps de conflit armé, a souligné que le recours fréquent aux médias sociaux afin de recruter des enfants et des jeunes est « un problème nouveau qui complique encore la situation ».

Si ces tactiques peuvent nous horrifier, nous ne devrions certainement pas être surpris. Défier l’ordre international en place a toujours été, et ce dès l’origine, la stratégie de Daesh. Pourquoi devrait-il en être différemment pour ce qui est des normes en matière de protection des enfants ? Toutefois, même les recruteurs d’enfants les plus notoires de l’histoire récente, comme l’Armée de résistance du seigneur (LRA) en Ouganda et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), ont feint de respecter le droit international des droits humains, notamment en occultant l’ampleur du nombre d’enfants concernés, en affirmant que leurs combattants ont plus de quinze ans, ou en négociant avec les agences de protection de l’enfance pour, au moins, libérer les plus jeunes enfants. En effet, le rapport annuel 2015 du Secrétaire général des Nations Unies, sur le sort des enfants en temps de conflit armé, souligne que le « dialogue étroit » engagé avec les groupes armés a entraîné la libération de plus de 8 000 enfants en Afrique, en Amérique Latine et en Asie cette année-là.

Daesh utilise délibérément les enfants comme un outil de propagande, un outil efficace à en juger par l’importante couverture médiatique.

Certains de ces groupes ont également changé leurs pratiques (du moins en apparence) lorsqu’ils furent ajoutés à la « liste de la honte » de l’ONU. D’autres ont participé à des programmes de démobilisation et ont au moins libérer certains enfants pour les placer sous la garde des États ou des ONG. En procédant de la sorte, ils reconnaissent que pour acquérir une certaine légitimé dans les cercles internationaux, ils doivent au moins avoir l’air de jouer le jeu en matière de droits humains. En effet, comme Amarnath Amarasingam l’a fait remarquer, « La plupart des anciens mouvements rebelles comme, notamment, le LTTE [Tigres de libération de l'Eelam tamoul] avaient des objectifs très stratégiques, souvent nationalistes, qui nécessitaient d’obtenir une reconnaissance, du respect, et du soutien à l’échelle internationale. Ils se souciaient de ce que l’ONU avait à dire. »

Mais Daesh ne se soucie clairement pas des propos de l’ONU et utilise délibérément les enfants comme un outil de propagande, un outil efficace à en juger par l’importante couverture médiatique. Comme Mia Bloom le fait remarquer, de nombreux éléments de preuve montrent que d'autres groupes armés en Syrie utilisent également les enfants. Toutefois, ils ne l’annoncent pas publiquement, peut-être parce qu’ils savent que le droit international importe, en particulier pour obtenir des financements de la part des pays occidentaux. Le rapport 2016 du Secrétaire Général, sur le sort des enfants en temps de conflit armé, affirme que parmi les cas confirmés de recrutement des enfants en Syrie, 56 %  concernaient des enfants âgés de moins de 15 ans, une « augmentation sensible » par rapport à 2014, le plus grand nombre de cas avérés concernant des enfants recrutés par Daesh.


Wikimedia Commons/Hossein Zohrevand (Some rights reserved)

Symbolic boy soldiers defending Damascus, Syria. How can child protection advocates effectively address the use of child soldiers as social media propaganda?


En fait, en 2014, l'armée syrienne libre a déclaré qu’elle s’abstiendrait d’enrôler des enfants et de les utiliser dans les hostilités. Un engagement, en tous cas sur la forme, à respecter le droit international, bien que l’annonce ne contienne opportunément aucune spécification sur l’âge retenu pour définir un « enfant ». En revanche, Daesh semble intensifier sa propagande impliquant des enfants pour s’assurer de continuer à attirer l’attention de tous. Il est, après tout, très difficile d’ignorer les vidéos montrant des enfants exécutant des prisonniers ou des rangées de jeunes jurant allégeance au califat. Même si la grande majorité des enfants touchés par la guerre ne sont pas des combattants, les enfants soldats sont ceux qui font les gros titres.

À partir de ce constat, quelles sont les orientations possibles en matière de protection des enfants ? Le monde ne peut pas cesser de prêter attention à ces vidéos de propagande. Les ignorer ne mettra probablement pas un terme à la situation actuelle et pourrait même encourager la diffusion d’un plus grand nombre de documents visuels accrocheurs afin de revenir sous le feu des projecteurs. Mais les agences de l’ONU et l’ensemble des organisations de protection de l’enfance ont un accès limité, voire inexistant, à un grand nombre de ces enfants, et même si c’était le cas, la négociation avec ceux qui sont aux commandes semble impossible. Les associations humanitaires sont nombreuses à devoir se contenter d’attendre que les forces d’opposition prennent le contrôle, que les familles s’échappent, ou qu’un changement important se produise.  

Quand les agences de protection de l’enfance ne peuvent pas libérer les enfants, leurs efforts se concentrent alors sur la manière de stopper en premier lieu l’enrôlement des mineurs. Les enfants non accompagnés courent souvent un risque plus élevé, donc les efforts de réconciliation et les mécanismes de suivi des enfants continuent d’être d’une importance vitale. Quand la pauvreté favorise le recrutement, comme cela a été le cas dans de nombreux conflits, une réponse peut (potentiellement) passer par une aide au développement plus qualitative et mieux ciblée. C’est le cas dans certains pays, mais ce n’est pas, à l’heure actuelle, une solution viable en Syrie. Quand des enfants sont kidnappés dans les camps de réfugiés ou dans d’autres endroits dangereux, la protection des enfants et une sécurité renforcée peuvent là encore jouer un rôle, bien que l’efficacité ne soit pas toujours au rendez-vous : en juin et en septembre de l’année dernière, Daesh aurait kidnappé plus de 1000 enfants dans le seul district de Mossoul. Pour compliquer les choses, dans certains cas en Syrie, les parents ont été les complices du recrutement de leurs enfants, avec des enfants qui n'ont parfois que huit ou neuf ans et qui se retrouvent impliqués dans des conflits armés en raison de liens familiaux.

Une des options possibles peut certainement consister à lancer une contre-stratégie sur les médias sociaux en montrant la réalité de la violence et des violations contre les enfants en temps de guerre. Des vidéos ont d’ailleurs déjà été réalisées. Une autre stratégie, aujourd’hui déployée dans les villes du monde entier, consiste à engager le dialogue au sein des communautés où les combattants étrangers sont recrutés à l’aide d’une propagande sophistiquée. Toutefois, pour ce qui est des enfants déjà sur place, personne ne semble vraiment savoir que faire. Daesh force les agences de protection de l’enfance à revoir leur stratégie mais sur quelles bases?