L’aide humanitaire et l’ambition professionnelle sont-elles antinomiques ?

Les inquiétudes de Carrie Oelberger sur le fait que la professionnalisation des organisations de défense des droits de l’homme fait évoluer les valeurs de ses employées ne sont pas sans fondement. En tant que responsable opérationnel, et ensuite en tant que directeur des ressources humaines du Comité international de la Croix Rouge (CICR), une organisation qui protège les victimes des conflits armés internationaux et internes et qui a reçu trois prix Nobel, j’ai été le témoin de cette évolution vers une plus grande professionnalisation et des difficultés que cela soulève. Cependant, un grand nombre des évolutions dont elle discute sont non seulement positives, mais hautement nécessaires. L’amateurisme dans le travail international dans le domaine des droits de l’homme ne bénéficie à personne.

En 1980, alors jeune médecin sortant de l’université, j’ai rejoint le CICR pour travailler dans un hôpital régional au Cambodge. J’étais motivé par le désir de découvrir le monde et de porter assistance aux personnes dans le besoin. Nous étions un groupe d’expatriés suisses formés sur le tas pour mener une des plus grandes actions d’assistance depuis la deuxième guerre mondiale. Le logisticien était architecte de formation, le médecin responsable avait deux ans d’expérience en chirurgie en Suisse et la personne responsable de l’aide alimentaire d’urgence avait un diplôme de littérature. Ensemble nous avons inventé notre travail en s’appuyant sur notre motivation, notre expérience et notre bon sens.

Durant cette mission, j’ai attrapé le « virus » de l’humanitaire et j’ai fini par donner plus de 30 ans de ma vie au CICR. Au cours de cette période, l’action humanitaire s’est pleinement professionnalisée et internationalisée. En 2013, lors de ma dernière mission à Bangkok, j’ai travaillé avec des professionnels d’Azerbaïdjan, d’Inde, d’Irlande, de France, des Philippines et bien sûr de Thaïlande.

Aujourd’hui, des normes existent dans tous les domaines, les mesures d’impact sont la règle, et les indicateurs de performance sont essentiels dans le processus de planification.

Ce changement était nécessaire dans un monde devenu plus interconnecté et plus exigeant mais également plus complexe, imprévisible et dangereux. Aujourd’hui, les interventions humanitaires sont plus visibles aux yeux du public, et les donateurs ainsi que les bénéficiaires sont en droit d’exiger que des comptes leurs soient rendus. « Faire de son mieux » ne suffit plus. Nous avons le devoir, vis-à-vis des gens que nous aidons, de faire en sorte que notre intervention réponde aux critères d’excellence professionnelle, et vis-à-vis des donateurs, de leur donner l’assurance que leur argent est géré avec la plus grande rigueur. Aujourd’hui, des normes existent dans tous les domaines, les mesures d’impact sont la règle, et les indicateurs de performance sont essentiels dans le processus de planification.

Mais cette transition d’un style « amateur » à un style plus « professionnel » pourrait-elle aboutir à ce que les organisations humanitaires et que les organisations de défense des droits de l’homme soient devenues moins efficaces que dans le passé ? Cela veut-il dire que les gens qui sont dans le besoin reçoivent moins d’assistance ou de protection ? Dans l’ensemble, je ne pense pas. Ceci dit, il y a de nouvelles contraintes et de nouveaux risques dont nous devons être conscients et que nous devons gérer.

En 1980, nous étions des amateurs travaillant étroitement ensemble. Aujourd’hui, il y a un danger de fragmentation des opérations entre plusieurs domaines d’expertise : avocats, docteurs, ingénieurs, et autres, chacun dans leur domaine avec leur propre cadre de référence. Mais face aux urgences complexes que nous devons gérer, les problèmes sont globaux, et les réponses doivent également l’être. Une bonne coordination entre les divers spécialistes est essentielle. La gestion de carrière et de la formation doit également donner aux professionnels le sentiment qu’ils font partie d’un tout auquel ils apportent tous leur contribution. C’est également le rôle des responsables de terrain, qui sont devenus bien plus importants qu’ils ne l’étaient 30 ans plus tôt. Savoir comment faire travailler ensemble de équipes fortement diversifiées est une compétence que les organisations internationales doivent acquérir et développer.

Une des préoccupations d’Oelberger est que les professionnels soient moins motivés par des raisons altruistes et plus soucieux de gérer leur propre carrière. La recherche qu’elle mentionne montre que la stimulation  intellectuelle, les opportunités d’apprentissage et de développement professionnel sont des éléments clefs de la satisfaction au travail. Elle a raison sur ce point. Par exemple, je me souviens d’un jeune délégué responsable de la protection des détenus à Kaboul, qui me demanda de changer de travail en disant : « J’adore mon travail, mais je n’apprends rien de nouveau et je ne progresse plus ».

Mais je crois que cette attitude est également la conséquence d’un marché du travail plus compétitif, où nous sommes tous forcés de faire plus attention à notre parcours professionnel et nous attendons par conséquent (avec raison) de notre hiérarchie qu’elle se soucie du développement de nos compétences. Les organisations doivent prendre cela en compte et les managers doivent consacrer du temps à la formation de leur personnel et garder le dialogue ouvert avec eux sur leur avenir.

Dans les situations extrêmes dans lesquelles intervient le CICR, les populations touchées ont besoin d’une assistance apportée de manière professionnelle. Elles ont cependant également besoin d’une présence internationale, d’un geste, ou d’un mot qui restaure l’espoir et la dignité. Les autorités avec lesquelles nos employés traitent ne sont pas seulement sensibles aux arguments techniques, mais également au pouvoir de conviction. Nos employés ne doivent pas seulement être des professionnels compétents, mais également de fortes personnalités. En 1992, le médecin en chef d’un hôpital en Azerbaïdjan me le rappela quand je me suis présenté en tant que médecin du CICR, en disant abruptement : « Je me fiche de votre organisation et de votre titre. Qui êtes-vous, vous ? ». C’est une raison pour laquelle le CICR place une grande importance sur l’évaluation des compétences sociales et relationnelles dans les processus de recrutement.


Flickr/International Committee of the Red Cross (Some rights reserved)

An ICRC medical team operates on a wounded combatant in South Sudan.


Finalement, les organisations humanitaires et les organisations de défense des droits de l’homme agissent souvent dans des situations confuses et imprévisibles. Les compétences professionnelles ne suffisent pas toujours. Nous devons laisser la place à la créativité et à l’initiative personnelle, à commencer par le terrain. Bien que nous ayons besoin d’experts compétents, nous avons également besoin de savoir comment garder les personnalités audacieuses qui pensent en dehors des cadres établis. Ces personnes peuvent être difficiles à gérer au quotidien, mais elles vont faire la différence dans les situations extrêmes.

Après tout, ce fut Louis Haefliguer, qui en août 1945, en tant que délégué du CICR dans les camps de concentration de Mauthausen, passa outre les instructions et persuada les gardes SS de ne pas exécuter l’ordre d’Himmler de faire sauter toutes les installations, sauvant plus de 40 000 déportés. Ce fut Henry Dunant, un rêveur mystique qui finit ruiné et dut quitter sa ville de Genève, mais dont les initiatives visant à traiter les blessés des deux camps dans la bataille de Solferino en 1859 inspira le droit humanitaire de la guerre moderne.

Le monde de l’humanitaire a également besoin de ce type de personnes. Et cela vaut certainement la peine de recruter et retenir certains d’entre eux.

Dans l’ensemble, je suis satisfait du professionnalisme et de l’internationalisation progressive du personnel du CICR. Je suis convaincu que ce fut bénéfique pour le secteur humanitaire et pour les gens que nous essayons d’aider et de protéger. Mais cette évolution n’est positive que si les organisations internationales l’acceptent pleinement avec ses contraintes et ses risques, et adaptent en conséquence la gestion du personnel.

Si les organisations de défense des droits de l’homme veulent motiver leurs professionnels et tirer pleinement profit de leur expertise, elles doivent revoir le processus de recrutement, développer des programmes de formation continue, rendre la gestion de carrière plus transparente et par dessus tout, responsabiliser les managers dans leur rôle de « team building » chargés de gérer un groupe diversifié de personnes.

Nous ne pouvons pas embaucher des professionnels tout en gardant une mentalité d’amateur en terme de management. Les professionnels de l’humanitaire peuvent avoir un désir sincère d’aider mais la plupart veulent également progresser dans leur carrière. Pourquoi ne pourraient-ils pas faire les deux ?