L’obligation de rendre des comptes contre l’accès aux soins : collaborer avec les auteurs de violations des droits humains dans les zones de conflit

Au cours de l’année qui vient de s’écouler, dans le cadre de mes fonctions à Watchlist, j’ai étudié l’impact sur les enfants des attaques armées contre les services de santé, les établissements de soins et le personnel sanitaire en Afghanistan et au Yémen. D’après mes recherches en Afghanistan, qui ont notamment inclues des entretiens avec les acteurs du monde humanitaire, les professionnels de la santé, les patients, et les membres du conseil communautaire de la Shura, nous avons constaté qu’au cours des deux dernières années, les parties engagées dans le conflit ont perpétré plus de 240 attaques contre les services de santé, notamment contre le personnel médical (menaces, extorsions, détentions, enlèvements et assassinats) ainsi que contre les établissements de soins (fermetures forcées, dégradations ou destructions, pillages et occupations des locaux). Si les Talibans et d’autres groupes d’opposition armée (par exemple, l’État islamique en Irak ainsi qu’au Levant et au Khorasan) sont responsables de la majorité des incidents, les forces gouvernementales ont néanmoins perpétré environ 20 % des attaques.

Les recommandations contenues dans le rapport se concentrent principalement sur deux thématiques étroitement liées : une meilleure collecte des données sur les attaques et l’obligation de rendre des comptes pour les auteurs de ces agressions, dans l’espoir qu’une quantité d’information plus importante renforcera l’obligation de rendre des comptes et permettra de mieux prévenir les attaques. Toutefois, suite à la publication du rapport, des journalistes et des travailleurs humanitaires m’ont demandé une multitude de fois : « Voulez-vous l’obligation de rendre des comptes ou l’accès aux soins ? »

La prestation de services de soins de santé et la fourniture de l’aide humanitaire sont effectivement grandement conditionnées aux négociations entre les responsables gouvernementaux, les membres des forces armées, les organisations prestataires de services, les leaders communautaires, et les membres des groupes d’opposition armés.

Cette question nous amène au débat en cours : les défenseurs des droits humains ou les éducateurs devraient-ils essayer de comprendre ou de collaborer avec les responsables publics qui violent les droits humains, et si oui comment ? En Afghanistan, au Yémen, et dans de nombreux autres pays, la prestation de services de soins de santé et la fourniture de l’aide humanitaire sont effectivement grandement conditionnées aux négociations entre les responsables gouvernementaux, les membres des forces armées, les organisations prestataires de services, les leaders communautaires, et les membres des groupes d’opposition armés. Les défenseurs des droits humains, au sens large du terme, par exemple les membres du personnel du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui travaillent au respect du droit international humanitaire et des lois relatives aux droits humains en situation de conflit armé, ont également été des médiateurs clefs dans un grand nombre de ces négociations.


Flickr/International Committee of the Red Cross (Some rights reserved)

“Talking about accountability has a way of keeping people from sitting together at the table,” a humanitarian worker stated. “It’s not unimportant, but at the end of the day access is what matters.”


Comprendre et collaborer font intrinsèquement partie des négociations : il est essentiel d’écouter les points de vue opposés et de déterminer comment les diverses parties peuvent arriver à s’accorder sur un plan commun permettant aux civils d’accéder aux soins. Et, comme certains défenseurs des droits humains me l’ont fait remarquer, demander justice avant tout peut menacer l’accès aux soins. Un humanitaire a déclaré que le fait de « Parler de l’obligation de rendre des comptes empêche les gens de rester autour de la table » et que « Ce n’est pas sans importance, mais au final l’accès aux soins est ce qui compte ».

La question porte peut-être plus sur le type de compréhension et de collaboration les mieux à même de protéger les droits des civils à l’accès aux services vitaux essentiels que sur le fait de savoir si les défenseurs des droits humains et les éducateurs devraient, ou pas, essayer de comprendre ou de collaborer avec les responsables publics qui violent les droit. Après tout, comprendre n’est pas synonyme de pardonner et, de même, collaborer et permettre sont deux choses différentes. Nous pourrions ainsi nous pencher sur le rôle, différent tout en pouvant être  complémentaire, que les éducateurs et défenseurs des droits humains peuvent jouer, ainsi que sur les différences, en terme d’opportunités et de défis, entre le travail humanitaire et celui des droits humains qui s’efforcent tous les deux de prévenir (et de protéger contre) les violations des droits. Toutefois, pour le personnel humanitaire, agir de la sorte implique de garantir la pérennité de l’accès aux services vitaux essentiels alors que la mission des défenseurs des droits humains est indiscutablement plus large, incluant le travail en faveur de l’accès mais également le fait d’obtenir des réparations pour les actes délibérés ou les négligences conduisant au déni d’accès aux soins.

Mettre davantage l’accent sur la prévention, au moyen de poursuites judiciaires, éliminerait-il à long terme le besoin de négocier ? C’est difficile à dire. En être sûr reviendrait à connaître ce qui peut modifier durablement le comportement des auteurs de violations des droits humains ainsi que le contexte favorisant les violations généralisées des droits. Mais ce type de connaissance est-il du domaine du possible ? C’est une question essentielle pour laquelle les éléments de réponse  restent cependant vagues. Tout en sortant du cadre fixé pour cet article, l'institutionnalisme libéral, le principal paradigme de la compréhension et de l’action, postule que les régimes respectueux des droits vont se multiplier avec l’établissement d’institutions démocratiques dans les pays du monde entier. Toutefois, le nombre de conflits prolongés et les violations massives des droits qui ont pris naissance au cours des années 1990 ont menacé de compromettre cette approche.

Face aux attaques armées contre les services de santé, et au déni des droits des civils aux soins de santé qui en résulte, les membres du personnel du CICR et d’autres organisations humanitaires vont négocier, alors que les personnes travaillant avec Watchlist et d’autres organisations de défense et de promotion des droits humains vont documenter les faits et lancer des appels en faveur de l’obligation de rendre des comptes. Ces deux types de réponse exigent à la fois de comprendre et de collaborer avec les auteurs de violations des droits humains (des responsables publics et dans de nombreux cas des groupes armés non étatiques). La différence est uniquement une question de dosage.