L’éducation publique au service de la justice réparatrice dans deux contextes coloniaux différents

Entre 2008 et 2015, le Canada avait instauré une Commission nationale de vérité et réconciliation (CVR) qui a abouti à des excuses nationales aux peuples autochtones et appelé à des réformes systémiques, notamment dans le domaine de l’éducation. La CVR a suscité un débat national qui a permis aux éducateurs du Manitoba de bénéficier d’une sensibilisation accrue, de ressources supplémentaires et de nouvelles possibilités de formation. Si les États-Unis n’ont pas lancé un effort national de ce type, des réformes éducatives ont été menées au niveau des États et des municipalités. Des initiatives spécifiques (l’organisation d’expositions, la réinterprétation de sites et le changement du nom de certains lieux publics) ont mieux fait connaître l’histoire et les réalités du présent des autochtones du Minnesota.

Ce projet cherche à identifier les meilleures pratiques éducatives pouvant être observées dans deux contextes marqués par un niveau différent d’investissement des pouvoirs publics en faveur de la justice réparatrice. Notre intérêt se porte plus précisément sur deux régions, le Minnesota et le Manitoba, qui partagent une histoire similaire de colonisation et de spoliation des biens des autochtones au cours du 19ème siècle. Ces deux régions présentent des similarités démographiques en matière de diversité ethnique, de peuples autochtones (les Ojibwés et les Dakotas sont par exemple présents dans le Minnesota ainsi que dans le Manitoba), de fracture entre le monde urbain et rural, et de tendances migratoires. De plus, Minneapolis et Winnipeg, des villes où la population autochtone est importante, partagent une histoire de militantisme et de résistance autochtone, comme le Mouvement des indiens d’Amérique fondé à Minneapolis, et des problèmes contemporains de droits humains, comme le niveau disproportionnément élevé de meurtres et de disparitions de filles et de femmes autochtones dans ces zones géographiques.

Les États-Unis et le Canada ont adopté une politique d’assimilation forcée. Un système de pensionnat autochtone a été instauré au Manitoba et au Minnesota. À ces similitudes historiques s’ajoute la manière dont, au cours de ces 150 dernières années, les programmes d’études sociales, les sites éducatifs et les musées ont pris en compte ou ignoré les peuples autochtones. Un autre point commun concerne également la décentralisation des systèmes éducatifs, avec un contrôle des écoles par les pouvoirs publics locaux mais également avec un encadrement au niveau des États ainsi qu’au niveau fédéral.

Après une recherche documentaire approfondie sur le système éducatif du Manitoba et du Minnesota, notre équipe entama un dialogue avec des enseignants du primaire, les autorités scolaires locales, les organisations militantes et les dirigeants d’institutions éducatives (par exemple, de musés ou de sociétés d’histoire). Certaines de ces personnes étaient des autochtones, d’autres pas. Nous souhaitions appréhender leur perception du rôle de la justice réparatrice dans leurs domaines d’activité respectifs et recueillir leur avis sur les réformes initiées ainsi que sur l’état actuel de l’intégration des populations autochtones. Notre équipe étant composée d’enseignants, d’étudiants, et de membres du personnel de l’université du Minnesota qui vivent sur des terres cédées par les Dakotas lors des traités de 1837 et de 1851, nous avons également réfléchis sur le passé colonial de notre institution, sur les pratiques académiques et sur la non prise en compte du point de vue des autochtones.

Écouter, partager, créer du lien

Dans le but de promouvoir les échanges entre les chercheurs et les éducateurs, nous avions prévu d’organiser deux jours d’atelier de travail au Musée canadien pour les droits de la personne à Winnipeg. Avec l’arrivée de la pandémie, nous avons finalement opté pour un webinaire qui a réuni plus de 100 participants ainsi que pour un débat avec un groupe cible de vingt éducateurs venant des deux régions. Nous avons échangé sur les défis, les enseignements tirés et les meilleures pratiques dans le domaine de la représentation des autochtones au sein des institutions éducatives, comme les écoles, les musées et les sites historiques.

Lors de ces rencontres, ainsi que lors des entretiens menés au préalable, les participants ont identifié les succès, ainsi que ce qui reste à accomplir, dans le domaine de l’éducation, pour œuvrer en faveur d’une justice réparatrice. Il existe un paradoxe qui constitue un véritable défi structurel : le fait que les institutions éducatives étatiques soient aujourd’hui chargées de réparer une injustice à laquelle elles ont directement contribué, à savoir le « projet de civilisation » consistant à faire disparaître le monde autochtone via l’assimilation forcée. Des progrès ont été accomplis dans le domaine de l’inclusivité car les programmes scolaires, les sites, et les expositions des musées prennent davantage en compte l’histoire des autochtones et les récits venant de leur communauté. Dans les deux contextes, un nombre croissant d’autochtones façonnent la politique éducative et travaillent au sein des institutions éducatives en tant qu’historiens ou conservateurs.

Il existe un paradoxe qui constitue un véritable défi structurel : le fait que les institutions éducatives étatiques soient aujourd’hui chargées de réparer une injustice à laquelle elles ont directement contribué, à savoir le « projet de civilisation » consistant à faire disparaître le monde autochtone via l’assimilation forcée.

Les participants, issus des deux contextes coloniaux, ont souligné les obstacles importants qui se posent. Tout d’abord, la formation des éducateurs non autochtones ainsi que leur méconnaissance des cultures autochtones et des réalités du présent. Deuxièmement, l’amalgame des actions éducatives qui ne reflètent pas la diversité des populations indigènes et de leur point de vue. Enfin, la difficulté de trouver un équilibre (dans les programmes scolaires, la pédagogie et les musées) entre la notion de contribution et d’atout (souveraineté, identité nationale) et les violations passées et actuelles des droits des peuples autochtones. Par exemple, un de nos partenaires autochtones a insisté sur cette approche qui consiste à insister sur les atouts en nous demandant « peut-on parler correctement des violations sans comprendre ce qui a été perdu ? »

Prochaines étapes

Après notre premier atelier et webinaire transfrontalier, en se basant sur les commentaires des participants, nous prévoyons de nouveaux ateliers qui porteront sur des problématiques concernant plus spécifiquement les musées et l’éducation primaire. Ces ateliers permettront aux praticiens du Minnesota et du Manitoba de se réunir pour partager des ressources et en créer de nouvelles. Les futurs ateliers porteront sur la façon dont les musées abordent le passé colonial. Les conservateurs et le personnel des musées publics auront la possibilité de parler de la manière dont ils ont, entre autres choses, impliqué les communautés autochtones dans la conception d’expositions. Ils aborderont de la façon de tenir compte, de manière pertinente, des autochtones dans les programmes scolaires et la pédagogie, de la remise en question du récit colonial dominant, de la transformation de l’enseignement et de la façon d’enseigner les droits des traités et de la souveraineté autochtone dans les deux contextes.

L’éducation au service de la justice réparatrice dans un contexte colonial

Le but ultime du projet, qui a émergé lors des nombreuses conversations avec les éducateurs du Minnesota et du Manitoba, est de créer conjointement, pour les personnes ainsi que pour les institutions, un cadre des meilleures pratiques en matière de justice réparatrice. Nous pensons tout particulièrement à ces institutions (notamment les écoles et les musées publics) qui sont particulièrement gênées par l’héritage colonial. Les bonnes pratiques peuvent inclurent la mise en place de collaborations avec les nations et les communautés autochtones, tout en reconnaissant que ces collaborations sont souvent ce que Eve Tuck (2012) a qualifié de « collaborations occasionnelles ». Ce sont des collaborations qui, malgré des objectifs partagés à long terme, reconnaissent l’incommensurabilité des efforts de décolonisation des autochtones ainsi que l’approche de justice sociale basée sur les droits humains et civils souhaitée par de nombreuses institutions et éducateurs non autochtones.

Réfléchir à l’éducation publique comme élément potentiel de justice réparatrice est inextricablement lié à la question de reconnaissance, de redistribution et de souveraineté. Comme l’a indiqué un éducateur du Dakota, si la question foncière est au cœur des demandes de réparation, l’éducation peut contribuer au développement d’un lien à la terre plus forte chez les non autochtones et promouvoir ainsi une politique qui soit en accord avec l’éthique des Dakotas sur la terre. En même temps, les universitaires et les experts ont fait remarquer que même les initiatives éducatives considérées comme une réussite (débouchant, par exemple, sur une meilleure prise de conscience et une plus grande reconnaissance) pourraient ne pas arriver à modifier les relations de pouvoir et les inégalités structurelles profondes qui marquent les sociétés coloniales. Notre projet s’adresse aux éducateurs qui œuvrent dans le domaine de la justice sociale. L’objectif consiste à réfléchir sur les pratiques éducatives, à identifier les possibilités de collaborer, au niveau communautaire et international, et à appréhender les difficultés qui peuvent se poser pour imaginer des changements significatifs et les mettre en œuvre.