La lutte pour les droits des non humains

Demotix/Craig Shepheard (All rights reserved)

Dans ses Institutes, le juriste romain Gaius écrit : « Tout le droit que nous utilisons se rapporte soit aux personnes, soit aux biens, soit aux actions ». Si celui-ci a connu des évolutions, c’est toujours la manière dont la common law et le droit civil divisent le monde : la classification repose fondamentalement sur la différence entre les personnes et les biens.

Je vois ce clivage comme un mur juridique épais. D’un côté se trouvent les biens. Leur valeur est instrumentale. Ils sont les esclaves des personnes et n’ont pas la capacité juridique d’exercer leurs droits. D’un autre côté se trouvent les personnes. Leur valeur est intrinsèque et elles ont la capacité juridique d’exercer un nombre infini de droits. Les personnes sont les maîtres des biens.

Aujourd’hui, tous les animaux non humains sont des biens, et tous les humains sont des personnes. Mais une « personne » n’est pas, et ne l’a jamais été, synonyme « d’humain ». Pendant des siècles, un grand nombre d’humains (les esclaves, les femmes et les enfants) avait le statut de bien à toutes les fins ou à certaines d’entre elles. Au cours des siècles, la plupart des luttes pour les droits civiques se sont attachées à briser cette barrière pour faire passer ces humains des ténèbres du monde des « biens » à la lumière du statut de personne.

D’un autre côté, les entreprises, les États, et les bateaux font partie des nombreuses entités souvent reconnues comme étant des « personnes ». Dans l’Inde d’avant l’indépendance, les tribunaux ont estimé qu’une idole hindoue ainsi que les mosquées étaient des personnes. En 2000, la Cour Suprême indienne a déclaré que les livres saints de la religion Sikh avaient le statut de personne légale. De plus, les parties d’un traité de 2012 entre la Couronne et les populations indigènes de Nouvelle-Zélande se sont mises d’accord sur le fait que le fleuve Whanganui des Iwi est une personne qui possède son propre lit de rivière.

La première tâche du Nonhuman Rights Project (NhRP) est de persuader les tribunaux et les législateurs qu’un animal non humain peut être une personne légale, un argument que nous basons sur le droit relatif aux droits de l’homme. Pour notre action en justice, nous nous sommes en partie basés à l’origine sur la fameuse affaire Somerset c. Steuart qui se déroula à Londres en 1772. Kidnappé en Afrique de l’ouest lors de son enfance, vendu en Virginie à Charles Steuart et amené à Londres, James Somerset s’échappa à l’automne 1771 mais fut rapidement traqué par des chasseurs d’esclaves professionnels. Les parrains de baptême de Somerset exigèrent que Lord Mansfield, président de la Cour de justice de King’s Bench et juge le plus puissant en Angleterre, délivre une ordonnance d’habeas corpus au profit de Somerset.

Si Mansfield avait conclu que Somerset ne pouvait certainement pas être une personne, il aurait refusé de délivrer une ordonnance d’habeas corpus car seules les « personnes » y avaient droit. Mais il supposa, sans décider, que Somerset pouvait être une personne légale, délivra l’ordonnance et ordonna au capitaine du bateau, John Knowles, d’amener Somerset devant la Cour et de donner une raison juridiquement suffisante de détenir Somerset contre sa volonté. Mansfield finit par statuer que l’esclavage était si « odieux » que la common law ne l’approuverait pas. À cet instant, Somerset subit une transsubstantiation juridique : la personne qui quitta la Cour de King’s Bench avait exactement la même apparence que le bien qui y était entré. Mais pour la loi, la personne et le bien, n’avaient rien en commun. Somerset ouvra une voie importante vers la personnalité juridique.

Alors que les juges et les législateurs établissent souvent une limite qui inclue certains et exclue d’autres sans violer l’égalité, une loi discriminatoire doit au moins servir un but légitime. The Nonhuman Rights Project a travaillé au développement d’arguments puissants qui s’harmonisaient avec les valeurs fondamentales des droits de l’homme en s’appuyant sur la « liberté » et «l’égalité ». Les droits fondamentaux aux libertés sont des droits à l’immunité qui protègent les intérêts fondamentaux et qui sont bien connus des avocats des droits de l’homme. Parmi les principaux droits touchant aux libertés, ceux relevant de  l’intégrité physique, qui protège « l’autonomie » et « l’autodétermination », sont défendus par l’habeas corpus. L’un peut avoir droit à l’égalité alors que l’autre possède déjà pleinement ce droit. Alors que les juges et les législateurs établissent souvent une limite qui inclue certains et exclue d’autres sans violer l’égalité, une loi discriminatoire doit au moins servir un but légitime. Le NhRP avance que la loi élaborée dans le but d’asservir des êtres autonomes et dotés du sens de l’autodétermination sert une fin illégitime.

Pour nos premiers pétitionnaires, nous avons choisi quatre chimpanzés en captivité, dont Tommy et Kiko, qui étaient détenus en isolement, et Hercules et Leo, qui étaient exploités dans le cadre de recherches biomédicales. La preuve scientifique comme quoi les chimpanzés sont des êtres autonomes et dotés du sens de l’autodétermination est très solide. Dans plus de cent pages d’affidavits que la NhRP a présentés dans ces affaires, neuf chercheurs respectés, venant du monde entier et travaillant sur les chimpanzés, ont déclaré que ces derniers sont conscients d’eux-mêmes et ont la capacité de réfléchir sur leurs pensées et sur celles des autres. Les chimpanzés savent qu’ils sont des individus qui existent dans le temps. Ils voyagent mentalement dans le temps et peuvent se rappeler du passé et se représenter un futur qui est meilleur ou pire pour eux. Les chimpanzés emprisonnés, en particulier ceux qui sont en isolement comme c’est le cas pour Tommy et Hiko, souffrent de la même façon qu’un humain emprisonné en isolement. Ils peuvent se rappeler de leur emprisonnement et imaginer une vie de tourments sans fin, mais ils ne savent pas pourquoi ils sont là. Les chimpanzés ont également un sens moral et ostracisent ceux d’entre eux qui violent les normes sociales. Lorsqu’ils jouent à des jeux économiques d’humains, ils font spontanément des offres équitables, même quand on ne le leur demande pas. Ils utilisent la communication référentielle et intentionnelle et ajustent leur communication à l’état intentionnel de celui avec qui ils communiquent. Certains appellent cela le langage. Les chimpanzés comprennent les nombres, peuvent compter, et faire des calculs mathématiques simples. Ils ont une culture matérielle, sociale et symbolique. Des scientifiques ont trouvé dans la forêt de Taï en Côte d’Ivoire les marteaux en pierre avec lesquels les chimpanzés cassaient des noix il y a 4 300 ans et qu’ils ont transmis à travers les 225 dernières générations de chimpanzés. En bref, les chimpanzés sont des êtres cognitivement complexes, autonomes, dotés du sens de l’autodétermination qui peuvent librement choisir comment vivre pleinement leur vie.

 En début décembre 2013, le NhRP a déposé trois plaintes au nom des quatre chimpanzés. Nous demandâmes que les tribunaux de New York leur délivre une ordonnance d’habeas corpus. Ils refusèrent. Dans les procédures en appel, les cours d’appel intermédiaires étaient incapables d’imaginer une qualification juridique autre que celle traditionnelle de bien-être des animaux en tant que « bien » pour Tommy et les autres plaignants chimpanzés, même après que nous leur ayons expliqué que le bien-être n’est pas le but d’une pétition en faveur d’un habeas corpus. Le but est celui de liberté physique, de liberté, et nous demandions leur liberté. Ils en sont encore à devoir réaliser que le  refus arbitraire du statut fondamental de personne légale à des êtres cognitivement complexes, autonomes, et dotés du sens de l’autodétermination, simplement parce qu’ils ne sont pas des humains, porte également atteinte à toute la base logique et non arbitraire qui sous-tend les droits de l’homme. Le NhRP a demandé la permission de faire appel à la Cour d’appel de New York.

Mais l’espoir est permis. Le 20 avril, dans une autre affaire impliquant le dépôt d’une nouvelle requête au nom de deux autres chimpanzés, Hercules et Leo, la Cour Suprême de New York à Manhattan, délivra une ordonnance de justification en vertu du statut d’Habeas Corpus de New York à l’université d’État de New York (qui est responsable de leur détention). Une audience se tiendra le 27 mai et déterminera s’ils doivent être libérés.

Avec cette décision de justice, c’est la première fois qu’une ordonnance de justification est accordée à un animal non humain. Quel que soit le résultat de l’audience en mai, cela signifie que même si les chimpanzés, comme les esclaves autrefois, restent des « biens » dans l’incapacité de posséder des droits, un futur en tant que « personnes » arrive à grand pas.