Adapter les outils technologiques pour veiller au respect des droits humains : ce que nous enseigne le Burundi

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Les preuves de violation des droits humains sont de plus en plus manifestes, que ce soit dans les réseaux sociaux ou dans les médias traditionnels. Elles peuvent être utilisées et conservées pour les enquêtes sur les droits humains, comme en Syrie. Toute personne munie d’un téléphone portable peut documenter les violations, comme c’est le cas au Nigeria avec la large diffusion de photos et de vidéos sur les manifestations contre les violences policières, en Birmanie avec les vidéos d’abus commis par la police ainsi que par les militaires contre les manifestants, ou encore aux États-Unis avec les innombrables images de l’assaut contre le Capitol. 

Ces violations peuvent et doivent, grâce à l’efficacité de la collecte de preuves, de leur analyse et de leur utilisation stratégique, être signalées aux organes internationaux de défense des droits humains. Comme le montre le cas du Burundi, avec une initiative dont la confidentialité avait été préservée jusqu’à présent pour des raisons de sécurité, la technologie peut aider à collecter des preuves suffisantes pour les organes internationaux de défense des droits humains. 

En 2015, lorsque Pierre Nkurunziza, au Burundi, annonça sa candidature, contraire à la constitution, à un troisième mandat présidentiel, les Burundais descendirent dans les rues. Le gouvernement burundais fut responsable d’une répression massive et généralisée contre les manifestants, y compris d’une tentative, rapidement avortée, de coup d'État. Les arrestations et les détentions arbitraires, les disparitions, la torture, le viol et les autres formes de violences sexuelles, furent partie des violations qui s’exercèrent contre toute forme d’opposition perceptible ou supposée. Les défenseurs des droits humains furent forcés de fuir précipitamment.

Dans ce contexte de crise aiguë, des initiatives visant à documenter l’ampleur considérable des violations des droits humains ont vu le jour dans tout le pays, souvent avec le soutien de la communauté internationale. Les défenseurs des droits et de nombreux citoyens ordinaires firent preuve de courage et commencèrent à coucher leur témoignage sur papier ou simplement à prendre des photos et des vidéos, et utilisèrent parfois les réseaux sociaux en prenant souvent de gros risques. La Fondation américaine Carter et le Centre pour les droits civiques et politiques ont lancé un « Projet d’assistance technique » qui a adapté un outil numérique de contrôle des élections afin de mieux documenter ces violations. 

La situation, très instable au Burundi à cette époque, rendait nécessaire la confidentialité de ce projet car les risques encourus par ceux qui étaient sur le terrain étaient importants. L’outil permettait de collecter, systématiquement et à grande échelle, le témoignage de témoins directs. Les affaires documentées via ce projet ont débouché, entre autres, sur un rapport confidentiel utilisé lors de l’enquête préliminaire annoncée en juillet 2016 par la Cour pénale internationale

Le rapport, qui présentait la preuve de violations graves, fut également soumis simultanément au Comité des Nations Unies contre la torture avant un examen rare et spécial demandé par le Comité. De plus, il y eu un rapport public issu de la collaboration entre plusieurs ONG, au sujet duquel la délégation gouvernementale burundaise indiqua « ne pas avoir été en capacité de le consulter suffisamment à l’avance » pour se justifier d’avoir manqué la seconde partie de l’examen, un affront inédit fait à cet organe de l’ONU. 

Les défenseurs des droits et de nombreux citoyens ordinaires firent preuve de courage et commencèrent à coucher leur témoignage sur papier ou simplement à prendre des photos et des vidéos, et utilisèrent parfois les réseaux sociaux en prenant souvent de gros risques.

Des rapports détaillés, comme celui fourni par le Projet d’assistance technique, contribuèrent à la reconnaissance internationale des violations massives des droits humains au Burundi. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU alla plus loin en établissant une Commission d’enquête seulement un mois après l’examen spécial du Comité contre la torture, via une résolution citant le manque de coopération du Burundi avec les mécanismes de l’ONU. La Commission demeure en activité à ce jour. 

De son côté, la Cour pénale internationale ouvra ensuite une enquête approfondie en octobre 2017, renforçant l’espoir de mettre un terme à l’impunité au Burundi, malgré la décision du gouvernement de se retirer du Statut de Rome. 

Heureusement, la situation des droits humains au Burundi s’est légèrement améliorée (comme le montre la récente libération du défenseur des droits l'homme, Germain Rukuki), en raison d’un certain nombre de facteurs ainsi que grâce à la pression des instances internationales de défense des droits humains. Néanmoins, il reste beaucoup de travail : les défenseurs des droits humains continuent de faire face au harcèlement judiciaire et la Commission d’enquête internationale n'a toujours pas accès au Burundi. 

L’outil utilisé dans ce contexte (NEMO, anciennement « ELMO ») associait les fonctionnalités de plateformes sophistiquées de crowdsourcing, comme Ushahidi ou Uwazi, à des fonctionnalités personnalisées afin de répondre aux exigences de sécurité et de documentation de suivi des droits humains dans un environnement très fortement répressif. Plusieurs adaptations et observations ont fait de NEMO un outil approprié. Nous en soulignons trois ci-après :

Premièrement, un apport technologique flexible. NEMO permettait de collecter des données en utilisant des appareils mobiles, des ordinateurs de bureau et même des SMS. De plus, NEMO n’avait pas besoin d’une connexion internet permanente pour collecter et transmettre les informations. Ainsi, dans les zones sans connexion de données ou avec une bande passante faible, les observateurs pouvaient malgré tout collecter des informations et établir leur rapport sur leur terminal puis les transmettre ultérieurement.

Deuxièmement, les rapports en temps réel et l’analyse en plusieurs langues : les modèles de NEMO permettaient aux utilisateurs de soumettre leurs données dans leur langue maternelle, le kirundi ou le français, pour être ensuite analysées dans leur langue source ainsi que par des anglophones. Vu que le système pouvait traiter les soumissions dans plusieurs langues, les membres de l’équipe avaient accès à l’analyse, en temps réel et dans la langue de leur choix, des questions catégorielles sur le type d’incident et la zone géographique concernée.

Enfin, troisièmement, la sécurité et le cryptage : les observateurs des droits humains risquent leur vie pour défendre les droits et la liberté des autres. Il était nécessaire de concevoir une plateforme leur procurant le meilleur niveau de protection tout en utilisant une technologie open source économique. Nous avons travaillé avec le Georgia Institute of Technology qui procéda à des tests de pénétration et examina le code pour s’assurer que NEMO disposait de fonctions performantes contre le piratage. Les technologies open source reposant souvent sur des éléments de qualité variable, nous voulions garantir à nos utilisateurs l’utilisation de technologies de communication répondant aux normes de sécurité les plus élevées possibles.  

Nous avons rencontré un certain nombre de difficultés, notamment concernant le maintien de l’anonymat et de la confidentialité des utilisateurs sur le terrain, apprendre à utiliser cet outil, la consolidation des compétences nécessaires pour documenter les violations des droits humains et garantir la sécurité des observateurs, que ce soit en ligne ou dans le monde physique. Tous les observateurs ne purent maintenir leur participation à ce projet en raison de difficultés inévitables. 

Notre expérience nous a appris à concevoir une mission au cours de laquelle les données peuvent être collectées de diverses manières (y compris à l’aide de documents physiques) tout en utilisant une multitude de langues (ou un langage vulgarisé à la portée du grand public) et avec  des normes de sécurité élevées ainsi qu’une formation poussée, ce qui demande un investissement temps significatif. Plus la complexité d’un système technologique est grande, plus l’éventualité d’un problème de sécurité se pose. Certaines situations peuvent exiger des fonctionnalités spécifiques : l’envoi d’informations codées par SMS, une fonctionnalité intégrée à une version de NEMO, s’avéra optimal par rapport à la capacité du réseau en République démocratique du Congo même si cela réduisait la possibilité d’établir des rapports narratifs et exigeait une formation supplémentaire sur la sécurité en cas d’interception de SMS codés. Ceci dit, les risques s’en retrouvaient atténués. Concevoir et mettre en œuvre des technologies répondant aux enjeux des droits humains est  un domaine qui ne cesse d’évoluer. Nous avons donc hâte de voir comment les autres défenseurs et partisans des droits humains continuent de renforcer la capacité à établir des rapports dans les années à venir.

 


Les auteurs souhaitent remercier Gabrielle Bardall, la Fondation Carter, et Friedhelm Weinburg pour leur contribution à cet article.