Incarner le récit narratif : comment une nouvelle approche narrative peut révolutionner la défense des droits humains

Malgré leurs bonnes intentions, les organisations de défense des droits humains ne peuvent pas considérer que le soutien pour les valeurs qu’elles défendent va de soi. Face à l’hostilité croissante envers les droits humains, alimentée par la classe politique de pays comme le Venezuela, les Philippines, ou encore la Hongrie ou l’Australie, gagner le cœur et l’esprit du public est devenu plus important  que jamais.

Mais en se focalisant sur les campagnes et les actions de plaidoyer afin d’obtenir des changements dans le domaine juridique ou des politiques, les organisations de défense des droits humains ont du mal à répondre à la rhétorique populiste.

En 2018, JustLabs, un collectif qui vise à changer l’ADN des mouvements des droits humains, a tenu une série d’ateliers de travail sur la construction de narrations pouvant aider les défenseurs des droits humains à mettre en pratique les nombreuses recherches sur la narration  dans leur pratique quotidienne pour inverser ces tendances alarmantes.

Alors que la société civile commence à faire de plus en plus attention aux attitudes et aux messages, nous voulions trouver de nouvelles manières, pour les ONG et leurs alliés, de formuler des récits convaincants afin de toucher un plus large public et de retrouver une légitimité et redevenir une force de proposition.

Cette initiative dans le domaine de la narration est singulière. Des organisations reconnues de défense des droits humains de 12 pays ont participé aux ateliers, non pas uniquement pour parler de langage, de formulation et de messages, mais pour discuter également de ce que ces dernières feraient concrètement pour donner vie à ces récits. L’approche de design thinking a été utilisée pour construire des prototypes spécifiques afin de véhiculer un discours nouveau dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Notre raisonnement était que vos actes (et non pas simplement, vos paroles) constituent le récit narratif. Les récits narratifs durables sont fondés sur l’exemple de défenseurs des droits humains eux-mêmes. S’ils revendiquent le fait d’être centrés sur l’humain, leur travail doit l’être. S’ils revendiquent représenter les gens, cela doit se refléter dans leur mode de fonctionnement. 

Nous voulions trouver de nouvelles manières, pour les ONG et leurs alliés.

Les 12 organisations de défense des droits humains qui ont participé aux ateliers étaient prêtes à s’engager dans une expérimentation à long terme, mais l’ampleur du bouleversement proposé a surpassé nos attentes les plus ambitieuses. Des food trucks fournissant des services publics en passant par les campagnes d’influenceurs sur YouTube appelant à aller voter, les prototypes développés par les avocats (avec le soutien d’une grande diversité d’experts, notamment de la technologie, des neurosciences, de la stratégie politique et de la publicité) impliquent des changements organisationnels bien plus poussés qu’une simple campagne de communication.

En nous basant sur les recherches que nous avons menées dans le passé, nous avons résumé le défi populiste autour de trois stratégies : le conflit, la confrontation et la crise. C’est cette stratégie qui rend l’approche traditionnelle, consistant à montrer du doigt, inefficace.

En nous basant sur une expérimentation menée sur le long terme et des projets de recherche conduits avec les principaux défenseurs des droits humains de ces pays, nous avons établi trois stratégies narratives prometteuses et cohérentes en réponse aux trois stratégies populistes : la communauté, la culture et la coopération.

 

LA COMMUNAUTÉ

Construire une communauté en mobilisant la base et en attirant de nouveaux partisans est essentiel. Cela créé un lien nouveau et un sentiment d’appartenance en se focalisant sur ce que les gens ont en commun dans la vie quotidienne, contrairement aux divisions de type « nous contre eux » que le défi populiste tente d’attiser.

Les activités développées dans les ateliers de travail créent ce qu’un participant a appelé des « rites sociaux » qui rassemblent naturellement les gens. Le prototype brésilien, par exemple, consiste à organiser des rencontres populaires informelles sur le thème « bière et football » afin de créer un lien avec des personnes qui ne s’intéressent pas à la politique, ou qui peuvent ne pas connaître les actions de plaidoyer qui sont menées par l’organisation. D’autre part, le prototype vénézuélien consiste en un « food truck » qui, en plus du principal service offert par l’organisation, à savoir le conseil juridique, fournit des services publics aux populations locales qui, dans le contexte d’émergence humanitaire du pays, ont cruellement besoin de nourriture, d’eau, de prises pour recharger les téléphones ou même de wifi.

Nous avons appris que les gens n’ont souvent pas conscience de leurs droits ou du lien entre ces droits et leur quotidien. Les organisations de défense des droits humains doivent rassembler les gens en dehors du champ politique et des sujets controversés, dans un lieu où ces derniers peuvent juste « passer du temps » : la passion pour les valeurs de l’organisation passe en second plan.

 

LA CULTURE

La seconde stratégie narrative consiste à toucher les gens dans un espace apolitique, à travers les arts, la culture et le divertissement. Organiser des activités dans un espace dédié à la culture (plutôt que dans un lieu consacré à la politique) comme un musée ou un théâtre, non seulement facilite l’implication d’alliés potentiels mais permet également aux défenseurs des droits humains de toucher les gens dans un lieu positif, d’ouverture et d’émotions.

Ces campagnes s’appuient également sur les entreprises ou sur les institutions culturelles pour permettre à la société civile de se faire entendre plus efficacement et de toucher un public plus large, en utilisant notamment des kiosques vidéo sponsorisés par des entreprises dans les centres commerciaux, comme dans le prototype australien. Ce prototype faisait à l’origine appel à des grandes marques pour toucher un public plus large en passant des vidéos dans des centres commerciaux où les gens racontent leur histoire, dans laquelle ils tendent la main aux immigrants, invoquant que cela constitue l’essence même de ce que signifie le fait d’être Australien, et invitant les clients à faire part de leur propre histoire.

L’objectif ultime de ces prototypes est de générer de la compassion avec un message rassembleur. S’ils arrivent à leur fin, ces prototypes changeront la manière dont sont perçues les populations vulnérables, les minorités ou les populations stigmatisées, faisant en sorte que des activités, comme les manifestations, ainsi que ceux qui les organisent, soient vues de manière positive.

Ces campagnes cherchent à s’inscrire dans une mouvance qui se veut alternative, décontractée et ancrée localement. Ces prototypes sont également motivés par l’idée que si l’humour, l’émotion et l’art peuvent remettre en cause le statu quo par le biais de spectacles et du symbolisme, la diversité de la population n’est pas assez mise en avant, une réalité à laquelle ces prototypes cherchent à répondre.

 

LA COOPÉRATION

Alors que les stratégies culturelles que nous venons de voir cherchent à impliquer davantage les alliés traditionnels dans la cause défendue par les organisations, les stratégies de coopération cherchent à engager de nouvelles célébrités plus influentes et moins politiques, par exemple des musiciens ou des stars du monde sportif.

Les prototypes de la Hongrie et des Philippines utilisent des personnes populaires ou respectées afin de toucher un nouveau public. Ils s’appuient sur l’idée que les gens respectent plus les célébrités que les partis et les programmes politiques, et que c’est ce respect qui les amène à s’engager.  

 

RENDRE LES RECITS EFFICACES

Les organisations participantes de défense des droits humains (parmi les organisations de défense des droits humains les plus respectées de 12 pays) étaient prêtes à s’engager dans une expérimentation sur le long terme. Ensuite, celles dont les prototypes furent sélectionnés pour passer en phase de test, se sont retrouvées dans une situation exigeant une transformation organisationnelle bien plus poussée qu’une simple campagne de communication.

Aujourd’hui, des avocats se retroussent les manches pour équiper un food truck et travailler avec les organisateurs d’une soupe populaire ou pour aider les Vénézuéliens à faire le lien entre l’importance des droits et leur souci de survie au quotidien. Certains apprennent à travailler avec les stars du rap sur Instagram, alors que d’autres travaillent avec des comédiens et des studios de production vidéo pour convaincre leurs concitoyens que la réponse aux grands problèmes de la pauvreté et de la violence n’est pas sécuritaire.

Les récits narratifs convaincants passent clairement par une transformation en profondeur de la manière de défendre les droits humains.

Les récits narratifs convaincants passent clairement par une transformation en profondeur de la manière de défendre les droits humains. Les récits narratifs qui se limitent à créer un effet de façade alors que la triste réalité reste inchangée ne sont pas seulement un mensonge, ils peuvent également avoir l’effet inverse, néfaste et durable, sous des formes diverses et variées.

Par conséquent, le travail narratif implique d’aller au-delà du simple fait d’utiliser des messages brefs et amusants, de faire appel à des spécialistes du branding, de se mettre à l’écoute du public et de lancer des campagnes de communication (bien que ces actions bénéficieraient grandement à la plupart des organisations de la société civile). Ce travail narratif nécessite que les défenseurs des droits humains incarnent pleinement le récit qu’ils racontent. Montrer est bien plus puissant que de raconter. Les actes constituent le récit narratif alors que les paroles sont une tentative visant à le formuler.  

Ceux qui ont du mal à contrer les récits narratifs populistes peuvent en tirer un enseignement : être clair sur ses ambitions en matière de récit narratif et faire vivre ce récit par des actes. Pour changer le récit narratif, vous devez l’incarner.

 


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