Les entreprises peuvent-elles faire changer les normes sociales préjudiciables ?

Dans leur environnement opérationnel, les entreprises peuvent être confrontées à des normes et des pratiques sociales et culturelles marquées par des rapports de force inégaux, la discrimination sexiste et d’autres inégalités. Une des premières obligations est d’identifier, de prévenir, et d’atténuer les éventuels effets, différenciés ou conjugués, de l‘activité économique sur les femmes. Toutefois, dans certaines circonstances, les entreprises peuvent également utiliser leur influence pour promouvoir les droits humains et contribuer à corriger les inégalités de genre. Mais, comme l’illustre le cas des Guaranis en Bolivie, cette approche pose un certain nombre de défis et de dilemmes.

À la fin du dix-neuvième siècle et tout au long du vingtième siècle, l’État bolivien encouragea l’établissement de grands domaines via l’insertion forcée des communautés guaranis réduites au semi-esclavage dans la région du Chaco. En 2010, l’État prit des mesures juridiques et pratiques pour libérer les « communautés captives » et une partie de leur territoire ancestral leur fut rendu. En 2013, la société d’énergie internationale Total commença la construction du champ de gaz d’Incahuasi situé dans le territoire autochtone de l’Alto Parapeti, une ancienne « communauté captive ».

Comprendre le contexte sexospécifique des projets énergétiques

Dans ce projet, les communautés hôtes guaranis autochtones furent donc considérées comme un groupe vulnérable. Toutefois, chez Total, nous n’avons pas réalisé, à l’époque, que la discrimination touchait les femmes autochtones guaranis bien plus fortement que les hommes, car la discrimination liée au sexe, à l’âge, à la classe et à l’origine ethnique convergeait en un cercle vicieux de la pauvreté, de l’exclusion et de la violence sexiste. Dans notre définition des groupes vulnérables, nous avons pris en compte les « populations autochtones » mais nous aurions dû aller plus loin et inclure les femmes autochtones qui étaient encore plus vulnérables.

Chez Total, nous n’avons pas réalisé, à l’époque, que la discrimination touchait les femmes autochtones guaranis bien plus fortement que les hommes.

Cette omission a eu des conséquences. Par exemple, ce projet (par le biais des paiements compensatoires, des opportunités d’emploi, et de la prestation de services, comme la location de véhicules) avait instauré une économie basée sur les transactions en espèces, ce qui contribuait directement à exacerber les inégalités de genre. Les femmes devinrent plus vulnérables et dépendantes des hommes qui étaient plus susceptibles de contrôler les revenus générés en espèces. Grâce au travail de notre équipe de femmes agents de liaison avec les communautés (le personnel des communautés de Total) nous avons identifié les violences sexistes, plus particulièrement les violences conjugales au sein de la communauté guarani, comme un problème ne pouvant être ignoré. En nous basant sur notre plan de gestion sociale, nous avons tracé les grandes lignes d’un programme cherchant à promouvoir les droits humains dans les communautés voisines. La promulgation d’une loi, en 2015, faisant de la violence sexiste un délit pénal et des violences conjugales un problème national, nous donna l’opportunité de nous impliquer dans cette question sensible en soutenant la nouvelle autorité locale en charge de sa mise en œuvre.

Élaboration et mise en œuvre d’un programme pilote

La mise en place, par le gouvernement, d’un cadre législatif, et la nomination d’une autorité publique locale afin de prévenir et de lutter contre les violences sexistes, firent disparaître le dilemme éthique d’une entreprise utilisant son influence ou encourageant des évolutions structurelles pour une véritable égalité des sexes. Les conditions favorables avaient été réunies pour que l’entreprise, non seulement prenne en compte comment notre présence et nos activités affectaient les rapports entre les sexes, mais également comment elle pourrait aider à corriger les inégalités de genre. Le risque que l’entreprise soit perçue comme intrusive par les organisations autochtones avait également été grandement atténué, en premier lieu via notre partenariat avec une ONG locale « Casa de la Mujer » qui a l’expérience de la lutte contre les violences sexistes dans la région.  

Toutefois, nous avons été confrontés à certaines difficultés lors de la conception du programme. En tant qu’entreprise, nous savions que nous n’avions pas l’expertise nécessaire et qu’il serait difficile d’obtenir l’autorisation des dirigeants guaranis, qui sont principalement des hommes, de dialoguer avec les communautés et concevoir le projet avec les femmes affectées par les violences sexistes. Toutefois, nous avons discuté des objectifs du projet avec la cheffe des questions d’égalités des sexes de l’organisation guarani (les seules fonctions attribuées à une femme au sein des instances dirigeantes) et avec le fonctionnaire en charge de la nouvelle loi sur les violences sexistes. Après ces consultations, nous avons convenu d’une stratégie mixte public/privé en matière de société civile et que l’autorité de mise en œuvre dirigerait le programme.

Reconnaissant les ressources limitées et le faible niveau d’expertise en matière de violences sexistes des services publics locaux récemment mis en place, et afin d’apporter un soutien approprié aux communautés, nous avons développé une collaboration avec Casa de la Mujer. Cette organisation amenait son expertise dans la promotion des droits des femmes, dans l’éradication des violences sexistes et dans le travail avec les communautés autochtones. Nous avons lancé, dans six communautés guaranis, un programme pilote de sensibilisation des femmes et des hommes sur les violences conjugales et les mécanismes d’accès à la justice.

Nous avons convenu d’une stratégie mixte public/privé en matière de société civile et que l’autorité de mise en œuvre dirigerait le programme.

La mise en œuvre du programme faisait face à deux grands défis : les inégalités de genre existantes et les normes sociales locales. Selon CEDAW Bolivia, 16 % des femmes autochtones ne sont pas alphabétisées en raison d’un accès limité et insuffisant à l’éducation pour les filles. En outre, un facteur aggravant dans les « communautés captives » était que les femmes qui subissaient le travail forcé n’avaient pas le droit d’aller à l’école et qu’une fois « libérées », les normes culturelles et sociales limitaient la participation des femmes, ce qui créait des obstacles supplémentaires dans l’accès aux mécanismes de recours.

La méthodologie de la recherche participative et sensible au genre et les séances de sensibilisation conduites, dans le respect des spécificités culturelles, par Casa de la Mujer, ont montré que ces femmes n’avaient pas, ou que très peu, connaissance de leurs propres droits ou des lois en vigueur pouvant les assister dans le cas de violences sexistes. Les groupes de discussions animés par une facilitatrice expérimentée ont donné la possibilité aux femmes guaranis de partager leur expérience dans un cadre sûr, de prendre conscience que la violence conjugale n’est pas un comportement normal ou acceptable, et de découvrir les mécanismes de recours prévus par le droit.

De même, en sensibilisant simultanément les femmes et les hommes, l’approche inclusive avait permis que les femmes ayant participé ne subissent aucune réaction violente ou préjudice involontaire. Il était essentiel d’impliquer les dirigeants masculins et les membres de la communauté dans l’identification de la discrimination contre les femmes et de sensibiliser sur la nécessité de s’attaquer à la violence en tant que problème touchant les femmes, mais également, au niveau collectif, l’ensemble de la communauté.

Outre le diagnostic participatif, un axe important du programme consistait à faciliter l’interaction entre la justice coutumière (réglementation sociale et résolution de litiges communautaires) et la justice étatique (mécanisme défini par le droit) pour répondre aux violences sexistes. À cet égard, un objectif clé était de fournir une voie de recours efficace pour les femmes guaranis ainsi que, sous l’égide de la communauté, la constitution et le renforcement des capacités d’un réseau de femmes « agents communautaires ». Ce réseau serait composé de victimes de violences sexistes formées pour aider les personnes ayant subi ce type de violence à accéder aux services publics locaux.

Reconnaître la nécessité pour les droits humains de tenir compte de la question d’égalité de genre

À la question soulevée par cet article (les entreprises peuvent-elles faire changer les normes sociales préjudiciables ?) la réponse est oui. Dans un contexte opérationnel, où les inégalités de genre prévalent, les entreprises ont un rôle à jouer dans la promotion de l’égalité de genre. Cependant, les entreprises ne doivent pas agir seules. Une diligence raisonnable efficace en matière de droits humains, qui tienne compte du genre, permettant une bonne compréhension du contexte social, culturel et juridique, aux côtés d’une approche collaborative (associant le secteur privé, le secteur public et les organisations de la société civile disposant de l’expertise nécessaire) est essentiel. Tous ces éléments doivent être réunis afin de proposer des mesures adéquates qui s’inscrivent dans la réalité locale.

 


This piece is part of a blog series focusing on the gender dimensions of business and human rights. The blog series is in partnership with the Business & Human Rights Resource Centre, the Danish Institute for Human Rights and OpenGlobalRights. The views expressed in the series are those of the authors. For more on the latest news and resources on gender, business and human rights, visit this portal.