Mes yeux ont du mal à rester ouverts. Je me trouve une nouvelle fois dans une salle de conférence éclairée par de la lumière fluorescente. Même si c’est l’été, je porte un chandail car quelqu’un a l’air de penser que les militants causent moins de problème dans une atmosphère glacée par la climatisation. J’écoute les comptes-rendus de divers panels « masculinisés » et de rapports factuels ainsi que les discussions incessantes de bureaucrates bien intentionnés qui me semblent venir d’un autre pays vu leur langage étranger, à base de lettres. Je m’entends dire « Nous venons juste de lancer le SW HIV NSP avec SANAC, mais le DPME ne l’a pas pris en compte dans son KPI pour le DoH, le DoJ ou le DSD ». Il s‘avère que je peux, en fait, parler le langage des acronymes.
Cette situation est devenue bien trop fréquente dans la manière dont, en tant que défenseurs des droits humains, nous réfléchissons sur les plateformes et les mécanismes visant à changer des politiques néfastes. Mais cela ne peut pas forcément être la seule manière de procéder. Nous avons oublié comment les militants ont, dans le passé, utilisé la créativité pour toucher leur public sur le plan émotionnel afin de déclencher des sentiments de joie plutôt que de colère. Mon expérience avec le mouvement des droits des professionnels du sexe sud-africains montre comment la créativité, l’imagination et même le ludique peuvent influencer et toucher le cœur et l’esprit du public.
Récemment, notre mouvement a dû accepter que ce que nous faisons n’est pas un travail. En tant que défenseure des droits des professionnels du sexe qui lutte pour la pleine dépénalisation du commerce du sexe en Afrique du Sud, la frivolité n’avait guère lieu d’être. La réalité de ce que vivent les professionnels du sexe, sur fond de pénalisation, est marquée par l’exclusion, l’ostracisme et la violence brutale, avec une grande difficulté à faire valoir ses droits humains fondamentaux. Ces expériences ont imprégné nos stratégies, notre discours et nos tactiques du langage de l’oppression et de l’impuissance.
Nous nous sommes donc posé la question suivante : quelle est l’histoire que nous voulons raconter et comment voulons-nous la raconter ?
L’histoire que nous voulons partager est celle de l’humanité, de la force, de l’organisation et du pouvoir collectif des professionnels du sexe. L’Afrique du Sud abrite Sisonke qui est, sur le continent africain, le plus grand mouvement indépendant de professionnels du sexe. L’existence même de Sisonke est louable. Malheureusement, cela ne cadre pas bien avec le discours « hollywoodien » des « bas-fonds sombres et glauques de la prostitution ». Nous avons donc décidé que nous devions essayer quelque chose de différent si nous voulions que les gens écoutent.
Notre première tentative d’adopter un moyen plus joyeux et accessible de faire passer notre message très sérieux fut l’utilisation d’un stand de couleur orange vif avec l’inscription « Ask a Sex Worker » [« demandez à un professionnel du sexe »].
Ce stand a été créé avec le Centre pour le militantisme artistique. Nous avons créé une ambiance festive sur fond de musique, de lots et de massages de la main gratuits (car une fois que vous avez la main de quelqu’un, cette personne ne peut qu’écouter ce que vous avez à dire). Cette nouvelle approche a grandement amélioré la sensibilisation du public en faisant évoluer la perception et surtout, le sentiment, sur le commerce du sexe. Les gens viennent aujourd’hui à notre rencontre pour savoir comment ils peuvent s’impliquer dans nos activités. Nous avons des journalistes qui couvrent nos évènements car nous leur donnons un visuel plus attrayant. Un autre résultat surprenant fut que le gouvernement nous contacta pour installer notre stand au sein du parlement.
Cependant, les gens se demandent en quoi un militantisme créatif et ludique peut être utile à des problématiques « sérieuses » comme, par exemple, la collecte de fonds ? Lors de la Conférence internationale de 2016 sur le sida, la plus grande conférence mondiale sur la santé qui ressemble généralement à ce que nous avons décrit au début de cet article, nous avions un grand nombre d’objectifs typiques en matière de sensibilisation : « être visible », « sensibiliser », « garantir l’inclusion des professionnels du sexe ». Nous avons mené diverses actions créatives pour atteindre ces objectifs, la principale étant l’utilisation d’un parapluie rouge (éclairé par des LED), qui est le symbole international des droits des professionnels du sexe, à côté d’une horloge numérique rappelant aux intervenants le temps pendant lequel ils avaient parlé sans mentionner le terme de commerce du sexe.
Une autre tactique consistait à harceler, arrêter et « emprisonner » les participants à la conférence dans notre cellule mobile pour possession de préservatif, afin d’illustrer l’oppression et l’absurde réalité des professionnels du sexe dans le monde.
Nous avions également un objectif irréalisable : rencontrer Elton John.
A l’origine, nous avions seulement le désir de rencontrer un des plus grands musiciens de tous les temps. Ceci dit, nous nous sommes ensuite rendu compte que la Fondation Elton John contre le sida est une des rares fondations soutenant les professionnels du sexe et la dépénalisation du commerce du sexe. Alors, comment faire pour rencontrer quelqu’un dont les assistants ont eux-mêmes des assistants ? Essayer d’atteindre cet objectif revient-il à utiliser judicieusement le temps et les ressources limités dont nous disposons ?
Pour avoir accès à cette superstar mondiale, nous avons inventé le « Prix Asijiki du courage et de l’initiative » car qui n’aime pas être honoré ? Après des demandes incessantes, nous avons fini par rencontrer Elton John dans le hall de son hôtel et par chanter et danser avec lui. Cet événement joyeux a considérablement augmenté notre visibilité et notre présence médiatique et nous a permis d’être reconnus officiellement par la fondation. Surtout, cela a fondamentalement changé notre réflexion car nous nous efforçons maintenant de dépasser les limites de ce que nous percevons comme relevant du possible.
Ces expérimentations avec des approches ludiques et créatives de la défense des droits humains nous ont appris que l’humour est une des armes les plus efficaces du militantisme en raison de sa capacité à faire tomber les réticences et à fédérer les personnes en faisant appel à ce qu’ils partagent plutôt qu’en appuyant sur leurs peurs.
Notre approche a placé le commerce du sexe au cœur de l'agenda politique national, notre président ayant récemment déclaré que : « nous travaillerons avec l’ensemble des parties prenantes au développement d’une politique sur la dépénalisation du commerce du sexe ». Cette déclaration marque une grande victoire. Pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique du Sud, les partis politiques ont reconnu le commerce du sexe et la nécessité d’une réforme juridique dans leur programme pour les élections générales de 2019.
Comme avec tous les engagements politiques, nous restons prudemment optimistes sachant que la route est encore longue et difficile. Mais cette approche a redynamisé notre travail et continue de nous motiver dans ce que nous savons être un long combat. Enfin, nous devons garder à l’esprit que l’humour est indispensable à la défense des droits humains fondamentaux.