Lorsque votre four tombe en panne : les nouvelles recettes des ateliers virtuels

Les participants d’un laboratoire « Espresso Lab » amènent des éléments de leur environnement physique dans le monde virtuel.

 

“Tout ce que tu touches, tu le changes. Tout ce que tu changes, te change ». Octavia Butler

 

Au début de l’année 2020, notre four est tombé en panne. D’ailleurs, tout un tas de choses ont arrêté de fonctionner. 

Nous travaillons tous les deux chez JustLabs, un véritable atelier « culinaire » créatif dans lequel nous nous livrons à toutes sortes d’expérimentations novatrices dans le domaine des droits humains (dans un soucis de transparence, JustLabs est l’organisation mère d’OpenGlobalRights mais nous avons suivi la procédure éditoriale habituelle et nous avons dû réécrire plusieurs fois nos jeux de mots préférés et même insérer ce passage pour satisfaire aux demandes de notre éditeur).

Si JustLabs peut être comparé à une cuisine, ce sont les ateliers de travail qui remplissent la fonction de four. Comme de nombreuses autres organisations qui ambitionnent de passer du niveau expérimental à celui de l’application concrète, JustLabs s’est appuyé sur des réunions physiques pour mener des expériences immersives et créatives. C’est ainsi que nous transformons la pâte en délicieux cookies. En 2020, nous nous sommes retrouvés confrontés aux mêmes questions que se posent tous ceux dont le travail reposait sur ce type de réunion : en l’absence de « four », comment concocter de nouvelles recettes ?

Un atelier de travail traditionnel chez JustLabs.

Ce qui est frustrant et merveilleux lorsque nous sommes forcés à changer, c’est lorsque, comme le formule Ellen Sprenger, le fatalisme laisse la place à la curiosité. Les raisons de se familiariser avec les outils virtuels ne manquent pas, notamment parce que notre activité se déroule sur un grand nombre de fuseaux horaires. Mais comment entretenir un lien de confiance et de communauté dans le monde virtuel ? Comment mettre en forme des expériences collaboratives et créatives sans partager le même environnement physique ? 

Ce sont les premières questions qui se sont posées à nous. Mais en essayant de concocter une réponse dans une cuisine dont la configuration a changé en 2020, le fait qu’un ingrédient essentiel manquait dans notre travail est devenu de plus en plus évident. C’est ainsi que le laboratoire d’idée « Espresso Labs » est devenu notre deuxième four.

Peut-être que la cuisine a toujours eu besoin d’un autre four ?

« Plus vous en savez, plus vous pouvez créer. Il n’y a pas de limite à l’imagination en cuisine. » – Julia Child

Nous avons longuement réfléchi à la manière dont les acteurs du changement social évoluent. Nous utilisons des ateliers de travail pour faire tomber les cloisons tactiques au sein desquelles nous opérons habituellement. Dans le monde physique, nous insisterions sur l’utilité d’un espace de travail collaboratif plaisant et nous réunirions des artistes, des créatifs, des juristes et des chercheurs pour essayer de concevoir de nouvelles façons de penser les droits humains.

Mais, une fois la séance de brainstorming terminée, que se passe-t-il ensuite ? Vers quoi les personnes, qui ont fait preuve d’inspiration, se tournent, lorsqu’elles se retrouvent dans leur cuisine habituelle, avec ses habitudes institutionnelles, la pression quotidienne et les outils traditionnels ? Une manière dont notre équipe a abordé cette difficulté a consisté à travailler avec les bailleurs de fonds à la création d’une structure permettant aux organisations de mettre en œuvre les idées qui ont émergé lors des ateliers de travail. The Narrative Hub est une de ces initiatives. Créé conjointement avec le Fonds pour les droits humains mondiaux, ce projet a accompagné et aidé quatre organisations, basées dans différents pays, à penser de manière créative à la manière d’intégrer les idées narratives dans leurs activités.

Je connaissais bien les concepts abordés lors des séances mais j’avais tendance à les laisser de côté dans mon travail quotidien. Ces séances m’ont permis de réfléchir en me focalisant à nouveau sur ces idées. – Un participant du laboratoire « Espresso Lab » 

Cependant, il est difficile d’adopter de nouvelles habitudes, en particulier dans les organisations. De plus, les ateliers et projets de conception créative peuvent renforcer le fait que tout angle de réflexion (qu’il s’agisse de militantisme créatif, de récits narratifs, ou de prévoyance) soit limité à un projet ou à un résultat spécifique, et non à un changement plus vaste en termes de façons de penser et d’outils utilisés par les spécialistes des droits humains. 

Penser hors des sentiers battus, sans appliquer les recettes traditionnelles

La recette proposée par Espresso Labs est différente. Plutôt qu’une immersion intensive lors de séances dans le monde physique, elle propose une série de séances courtes avec des personnes qui se connaissent (ces sessions sont organisées tous les mois et durent moins de deux heures). Dans ces laboratoires, nous considérons que la créativité est une question d’état d’esprit. Nous favorisons la créativité dans le monde professionnel en mettant l’accent sur la créativité au niveau personnel. Jusqu’à présent, nous avons travaillé avec les concepts de militantisme créatif, de hope-based communications, de prévoyance, de pleine conscience créative, de « freestyle » en matière de droits humains, et également de l’art de l’origami.

Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? Voici un bref résumé des faits :

Étape 1 : Développer son propre style culinaire

Passer dans le monde virtuel est une question de volonté. Il a fallu trois mois de discussions approfondies sur ce que JustLabs pouvait apporter à un espace virtuel surchargé avant de lancer un test. Notre objectif s’appuyait sur le stress, l’isolement, et la frustration que nous constations dans notre communauté. Bien que tentés à l’idée de recourir à des webinaires ouverts au public et à des vidéos en direct, nous avons convenu que répondre aux besoins de notre communauté nécessitait un espace plus intime et interactif.

Étape 2 : Apprendre auprès des grands chefs. 

Pour reprendre l’emblématique Boromir, on ne peut pas se contenter de faire un copier-coller sur Zoom d’un programme qui se déroule dans le monde physique. Passer en ligne nécessite de s’adapter. Nous avons eu la chance d’apprendre auprès de l’excellente équipe de Spring mais les ressources gratuites disponibles sont nombreuses et variées, comme les conseils sur l'organisation de réunions virtuelles de Blueprints for Change,  la liste des outils numériques de Commons ou le guide sur la gestion de groupes en ligne de Jeanne Rewa et Daniel Hunter.

« Vous devez prendre du recul par rapport au quotidien pour penser de manière créative. C’est une discipline dans laquelle les acteurs de notre secteur n’excellent pas. Nous devons améliorer notre capacité à trouver un espace-temps favorisant la pensée proactive, créative et expérimentale ». – Un participant du laboratoire « Espresso Lab » 

Le centre de formation à la gestion en ligne de Spring nous a montré comment les outils virtuels peuvent réunir les gens et créer des espaces virtuels intimes, bienveillants et propices à l’expression. Voici un certain nombre des astuces pratiques que nous avons appris grâce à eux : créer un espace virtuel demande trois fois plus de temps que pour créer un espace dans le monde physique ; les séances doivent êtres courtes et permettre aux participants de bouger ; tout n’a pas à être fait en ligne ; le stress doit être réduit en s’accordant sur le fait que la technologie n’est pas parfaite ; s’assurer que tout se déroule de manière fluide en ayant un facilitateur chargé de la conduite de la réunion et de la technologie ; les outils technologiques que vous allez utiliser dépendent de l’expérience que vous souhaitez créer.

Étape 3 : Préparer la pâte 

Souhaitions-nous reprendre l’exploration en profondeur d’un thème effectuée lors de nos ateliers dans le monde physique ou faire de nos sessions virtuelles un élément tourné vers la créativité ? Souhaitions-nous s’ouvrir largement au public ou créer une expérience plus confidentielle et limitée ? Sur la base de l’objectif préalablement défini, nous avons opté pour la deuxième solution à ces deux questions. 

Étape 4 : Goûter 

Notre test a été lancé en juin. À cette époque, nous considérions encore les laboratoires comme des lieux de formation à de nouvelles compétences. Mais ce que les participants ont dit avoir apprécié le plus était qu’ils pouvaient ainsi prendre du recul par rapport au stress et à la pression de leur travail quotidien en rejoignant un espace plaisant, jovial et créatif avec d’autres personnes faisant face aux mêmes difficultés.

Étape 5 : S’accomplir en tant que cuisinier 

Nous avons intégré les laboratoires « Espresso Labs » dans notre programme classique de travail, et nous avons commencé à appliquer ce que nous avons appris à nos ateliers projets et à nos réunions. Le plus important ? Même (et non pas surtout) les défenseurs des droits humains ont besoin d’un espace dédié à l’interaction humaine et à l’expression dans leur travail, en particulier dans un monde virtuel cloisonné. 

 

Wheel of Obstacles : notre activité de résolution des problèmes pour le groupe sur les récits narratifs s’est inspirée de l’émission de jeux

 

Toujours croire en sa cuisine 

Dans un de nos laboratoires « Espresso Labs » intitulé « Danse, Danse, Révolution (sociale) », Ariel Sim, notre modérateur, a suggéré une excellente analogie. Être créatif dans le domaine des droits humains ressemble à une danse freestyle, à savoir la célébration libre des éléments clefs d’une pratique tout en laissant place à l’interprétation personnelle du danseur. Mais (si vous dansez comme nous), vous ne passez pas directement de votre premier cours de danse à une session freestyle (que l’on appelle également le « cypher »). Les danseurs se soutiennent, renforcent leur confiance et développent leur propre style au fil du temps. 

 

Le laboratoire « Espresso Labs » constitue notre propre équipe de danse freestyle. Et ça fonctionne. Les membres de notre communauté nous ont dit que le laboratoire leur donne de l’énergie et les encourage à intégrer plus fortement le plaisir et la créativité dans leur travail quotidien. Notre équipe à fait la même expérience : nos facilitateurs intègrent ,comme le fait Ariel, de nouveaux aspects de leur propre personnalité dans leur approche, nous créons plus résolument des espaces de créativité dans nos activités quotidiennes de résolution des problèmes (ce qui revient, comme le suggère notre collègue Rami Efal, à changer de paradigme), et nous pensons davantage à la dimension personnelle des changements tactiques et organisationnels que nous encourageons.

 

Pendant toute cette démarche, notre collègue Ella Scheepers nous a constamment réorienté vers les principes de stratégie émergente : le changement commence au niveau des liens et des relations. Changer les tactiques en lien avec les droits humains, ainsi que les résultats, nécessite de se pencher sur la manière dont nous nous présentons au travail ainsi qu’aux autres. Le monde virtuel étant souvent impersonnel, nous avons créé un espace qui invite les gens à intégrer leur personnalité (qui est souvent oblitérée ou laissée à la porte des salles d’attentes de Zoom) dans leur travail. 

 

Que va-t-il en ressortir de nouveau ?  Octavia Butler nous rappelle que nous sommes façonnés par ce que nous changeons. De nouvelles recettes sont en cours d’élaboration.

 

À vos marques, prêt, cuisinez. 


 

Cet article fait partie d'une collection de JustLabs et du Fund for Global Human Rights sur la concrétisation d'initiatives narratives dans le domaine des droits humains.