Haïti et son peuple sont souvent dépeints dans un contexte de crises par les médias et les communications des agences d'aide internationale. Ces crises humanitaires, politiques et des droits humains découlent d'une longue histoire de colonialisme, de racisme et d'oppression. Malgré sa riche histoire de résilience et d'ingéniosité, la société civile haïtienne a été affaiblie en raison de son exclusion des processus décisionnels de haut niveau. La communauté de l'aide internationale s'efforce de mettre en œuvre le programme de "localisation" (c'est-à-dire un leadership accru et significatif des acteurs locaux et nationaux dans l'aide, y compris le financement direct) dans les Amériques. Ce programme doit également donner la priorité à la décolonisation en s'attaquant aux causes profondes du racisme et en démantelant les déséquilibres de pouvoir néocoloniaux dans le domaine de l'aide. Appliquée en Haïti, cette approche permettrait de créer des réponses plus justes, plus inclusives et plus efficaces pour le peuple haïtien.
"Causes profondes” et solutions : Réviser les définitions de l'aide internationale
Le colonialisme et le racisme ont longtemps influencé la façon dont le peuple d'Haïti est généralement caractérisé —comme vulnérable, désespéré, violent ou indiscipliné— par les médias de masse , les politiciens basés dans le Nord, les universités du Nord et les organisations et agences d'aide internationale. Dans ces représentations, les crises actuelles en Haïti sont souvent attribuées à des événements isolés, tels que le tremblement de terre de 2010, d’autres catastrophes naturelles et causées par l'homme et les incidents politiques récents comme l'assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021.
En réalité, la situation actuelle d'Haïti résulte de divers processus historiques qui se chevauchent et qui ont également façonné d'autres pays des Amériques pour en faire les sociétés inégales, injustes et racistes que nous connaissons aujourd'hui. L'histoire d'Haïti, 540 ans, englobe le pillage colonial, l'oppression et le génocide des peuples indigènes, la brutalité de la traite transatlantique des esclaves et le racisme structurel, les dictatures sanglantes, l'impérialisme et l'intervention directe des États-Unis, l'imposition de programmes internationaux d'ajustement structurel, une myriade de catastrophes naturelles et causées par l'homme et la dégradation de l'environnement auxquelles nos gouvernements n'ont pas apporté de réponse, ainsi que l'émigration massive.
L'analyse critique de la compréhension des causes profondes par les organisations internationales est cruciale en Haïti. L'État haïtien est depuis longtemps caractérisé par la corruption et l'incapacité à faire face aux inégalités structurelles (le fossé entre zones urbaines et rurales, la propriété foncière et la concentration des richesses). Les organisations religieuses, les entreprises à but lucratif et les organisations à but non lucratif nationales et internationales, assument depuis longtemps la responsabilité de fournir des biens publics et des services d'aide sociale. Par exemple, après le tremblement de terre de 2010, 10 000 ONG opéraient en Haïti, et 8 000 autres les soutenaient depuis l'étranger. La plupart d'entre elles avaient des objectifs et des priorités conçus principalement dans le Nord global, par conséquent les Haïtiens ont été largement exclus des processus de prise de décision en matière d'aide internationale.
Causes et conséquences de l'exclusion des organisations de la société civile des processus d'aide internationale
En Haïti, comme ailleurs, le système d'aide a été criblé d'injustices systémiques. Celles-ci comprennent des relations de pouvoir inéquitables entre les ONG étrangères et locales, le complexe du sauveur blanc, le racisme, les dynamiques non démocratiques entre le personnel local et international au sein des agences, une coordination inefficace et le sujet de cet article : l'exclusion de la société civile organisée locale des processus de prise de décision.
Les compétences, l'expertise et les solutions occidentales (dites "internationales") ont traditionnellement été mieux valorisées que l'expertise locale et le savoir expérientiel. Elles sont souvent considérées comme universellement applicables, malgré les différences significatives dans les contextes sociaux, culturels et politiques où elles sont mises en œuvre. En Haïti, cela s'est traduit par l'imposition d'agendas de développement économique néolibéraux (inspirés du Consensus de Washington) au cours des années 1990 et par des efforts de reconstruction après le tremblement de terre de 2010 basés sur le travail dans des ateliers de misère (sweatshops). Après le tremblement de terre de 2010, la Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti qui a remplacé le gouvernement a été critiquée pour avoir négligé la participation de la population haïtienne, remplacé les institutions nationales par des structures hautement bureaucratiques et donné la priorité aux projets à court terme plutôt qu'aux transformations profondes à long terme.
Des arguments en faveur de la cession du pouvoir à la société civile haïtienne dans le cadre de la reconstruction du pays
Haïti occupe une place importante dans l'histoire de l'Amérique latine et des Caraïbes en tant que mère des révolutions du début du XIXe siècle et constitue l'un des exemples régionaux les plus remarquables d'anticolonialisme, d'anti-esclavagisme et de lutte pour la liberté des peuples. L'esclavage, la pauvreté, la violence, les interventions étrangères et les sanctions ont toujours été accompagnés d'aspirations à la liberté, l’égalité et aux droits démocratiques universels. Pour ne citer que quelques exemples, le marronnage par des esclaves en fuite a formé des communautés coopératives dans les montagnes haïtiennes, créant une culture de résistance. Les paysans se sont historiquement appuyés sur l'aide mutuelle — telles que les groupes de travail collectif (konbit), l'échange informel de biens et de services (twok) et l'économie solidaire (Sol). À la suite de catastrophes naturelles et causées par l'homme, telles que les tremblements de terre de 2010 et 2021 et l'ouragan Matthew en 2016, les communautés rurales, les membres des familles, les voisins et les inconnus ont pris en charge la plupart des soins à fournir aux survivants.
La solidarité préexistante, les pratiques communautaires et la créativité des Haïtiens doivent être intégrées dans les processus décisionnels des agences d'aide internationale. Les organisations communautaires ont une meilleure compréhension des réalités locales car elles sont très proches aussi bien sur le plan culturel que linguistique des populations avec lesquelles elles travaillent. En soutenant les solutions locales, on peut s'assurer que les ressources et les capacités restent dans les communautés, ce qui augmente la probabilité que les progrès en matière de droits humains deviennent autonomes. Haïti souffre depuis longtemps d'une profonde crise de confiance envers l'État. Dans ce contexte, la société civile organisée peut jouer un rôle essentiel dans la construction de la cohésion nationale, de la communauté et de la solidarité.
Au cours des dernières décennies, de nombreux activistes, organisations, universités et fondations ont exigé une solution menée par les Haïtiens eux-mêmes. Ces efforts doivent aborder les héritages du racisme, du colonialisme et de l'impérialisme dans les interventions de l'aide internationale, réévaluer la production de connaissances, réorienter les financements vers les organisations locales et nationales, et promouvoir des solutions alternatives qui ont longtemps été sous-représentées ou exclues. Les programmes de "localisation" et de "décolonisation" (voir l’accord Grand Bargain de 2016 et le Pledge for Change 2030 de 2022), ainsi que la théorie et les pratiques décoloniales latino-américaines de longue date, offrent des conseils aux organisations d'aide internationales. Tout en se basant sur ces sources, elles devraient se concentrer sur les droits, les défis et les perspectives des Haïtiens dans les processus de prise de décision. Cette approche permettrait de promouvoir des solutions envisagées par les Haïtiens et de réduire la dépendance à l'égard de l'aide étrangère, plutôt que d'imposer des solutions préétablies.
Le cadre, les politiques et les pratiques de l'aide internationale doivent être transformés afin d'intégrer le leadership de la société civile haïtienne dans les processus de prise de décision, de planification et de mise en œuvre. Ce changement de paradigme permettrait d'apporter des réponses plus équitables, plus justes et plus inclusives pour le peuple haïtien, et donc d’aller vers la libération.
Remerciements : Elle exprime sa gratitude aux Profs. Paulo Henrique Rodrigues Pereira et Guilherme Dantas Nogueira du Certificate of Afro-Latin American Studies (Afro-Latin American Research Institute at Harvard University), ainsi que Jessica Hsu pour ses précieux commentaires sur les versions précédentes de cet article et Monica Andrea Arias.