Tourner le dos à la justice n’est pas la bonne façon de procéder

La Cour pénale internationale (CPI) a généré des débats animés au cours de ses 12 années ou presque d’existence. Un sujet de controverse récurrent concerne l’impact du mandat judiciaire de la Cour sur les négociations de paix. Certains médiateurs de paix et universitaires ont souligné la possibilité que les enquêtes et les poursuites judiciaires de la CPI pourraient bloquer les accords nécessaires pour mettre un terme aux conflits armés. Ces préoccupations ont été exprimées en lien avec un grand nombre des huit enquêtes actuelles de la Cour.

Les médiateurs ont émis des critiques semblables à la suite des inculpations de Slobodan Milosevic et de Charles Taylor, mais les préoccupations relatives à la CPI, une Cour permanente, ont été qualitativement plus prononcées. Cependant, comme avec le Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie et le Tribunal spécial pour le Sierra Leone qui jugèrent Milosevic et Taylor, les craintes au sujet du rôle déstabilisateur de la CPI, même si vivement ressenties, ne sont tout simplement pas étayées par les faits.

Plusieurs experts prédirent des conséquences terribles pour les mandats d’arrêts délivrés par le procureur de la CPI à l’encontre du président soudanais Omar el-Béchir en 2009.  Certains prédirent que les  poursuites pénales mettraient en péril, si ce n’est détruiraient, les perspectives de l’application de l’Accord de paix global (APG) entre le Soudan et un Sud-Soudan émergent. L’APG fut rédigé pour mettre un terme à des décennies de combat et pour faciliter un référendum sur l’indépendance et, au final, il déboucha sur une sécession pacifique pour le sud. La sagesse conventionnelle de l’époque était que le mandat d’arrêt de la CPI supprimerait toute incitation à Khartoum de respecter les termes de l’APG, faisant retomber le Sud dans des années supplémentaires de conflit brutal. Cependant, les conséquences catastrophiques imputées en toute certitude au mandat d’arrêt de la CPI ne se sont jamais matérialisées.

Les mêmes avertissements exagérés furent lancés au sujet des pressions visant à appréhender le seigneur de guerre congolais Bosco Ntganda, de la délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Joseph Kony et, à un moment donné, des accusations de la CPI contre Mouammar Kadhafi, l’ancien dirigeant libyen. Néanmoins, en dépit du fait que ces conséquences terribles ne se matérialisent pas, le fait que la Cour pose une réelle menace sur les perspectives de paix est souvent remis sur la table.

Dans certaines situations, en vertu des nouvelles règles de conduite, il peut y avoir des tensions entre la justice et la paix. Mais là où les tensions apparaissent, tourner le dos à la justice comme mesure de prévention n’est pas la bonne manière de procéder. 

Les préoccupations résultent du changement radical des 20 dernières années qui a « fait pencher le cours de l’histoire en faveur de la justice ». Dans certaines situations, en vertu des nouvelles règles de conduite, il peut y avoir des tensions entre la justice et la paix. Mais là où les tensions apparaissent, tourner le dos à la justice comme mesure de prévention n’est pas la bonne manière de procéder. Au contraire, en accord avec les normes de responsabilité pour les crimes les plus graves et une Cour mandatée pour les faire appliquer, le but est d’utiliser une stratégie diplomatique intelligente et fondée sur des principes. Le Statut de Rome inclut un certain nombre de moyens pour minimiser la probabilité que la justice puisse nuire aux efforts de paix. Le procureur a toute latitude sur le calendrier de ses enquêtes et de ses mandats d’arrêt. Rien dans le Statut de Rome n’exige que le procureur délivre un mandat d’arrêt dans une limite de temps imparti. De plus, la Cour peut décider de rendre publics ou non ses mandats d’arrêt (qui peuvent être « confidentiels » ou « non confidentiels »).  

Les propos tenus récemment en faveur d’une adaptation de son mandat par le procureur de la CPI afin de prendre en compte la paix et la stabilité appelle à une réinterprétation du Statut de Rome. Une disposition du Statut (l’Article 53) autorise le procureur à stopper une enquête ou un procès s’il croit que « les intérêts de la justice », qui ne sont pas définis clairement dans le traité, l’exigent. La proposition amènerait le procureur à élargir les facteurs qu’il prend en compte en déterminant ces « intérêts de la justice ». Les nouveaux éléments à prendre en considération incluraient l’impact potentiel de l’intervention de la CPI sur un accord de paix ou sur la stabilité politique dans le pays affecté, ou si le fait de dire la vérité est une alternative appropriée à la justice pénale.   

En 2005, Human Rights Watch a lancé un appel au Bureau du Procureur pour établir des principes directeurs visant à interpréter les « intérêts de la justice ». Nous croyions que de tels principes directeurs étaient importants pour faire en sorte que la CPI continue à être perçue comme une institution judiciaire. Nous nous opposions à l’inclusion de la paix et de la stabilité en tant que facteurs à prendre en considération en vertu de l’Article 53.

En 2007, le Bureau du Procureur a publié un document de politique générale définissant de manière restrictive les « intérêts de la justice ». Ce document considérait que les critères pour invoquer l’Article 53 seraient guidés par l’objectif premier de mettre fin à l’impunité (l’objet et le but même du Statut de Rome). Le document de politique générale poursuivait en soulignant la « … différence entre la notion d’intérêt de la justice et celle d’intérêt de la paix est que ce dernier entre dans le cadre du mandat des institutions plutôt que dans celui du Bureau du Procureur. » En substance, le document de politique générale de 2007 formulait une bonne politique générale pour la CPI en tant qu’institution judiciaire. Alors que s’interroger sur une politique générale sur la base de ses pratiques actuelles peut être digne d’intérêt, ni le Statut de Rome, ni les faits (comme cités ci-dessus), ne plaident en faveur d’une réinterprétation.

La révision proposée élargirait le mandat du procureur bien au-delà de ce que les rédacteurs du traité de la CPI avaient envisagé. Non seulement le préambule du traité affirme que « … les crimes les plus graves …ne doivent pas rester impunis », mais il poursuit en affirmant sa détermination à « … mettre un terme à l’impunité pour les responsables de ces crimes... ». Si elle était appliquée, la proposition transformerait le mandat du procureur avec le risque de lui donner une dimension politique tout autant que judiciaire. Le fait pour le procureur d’évaluer quel processus de paix prendre en considération, ou de spéculer sur les effets d’une enquête sur la stabilité, convertirait la prise de décision en matière de poursuites en un calcul relevant davantage du Département des affaires politiques des Nations Unies. De plus, puisque la plupart des décisions en vertu de l’Article 53 doivent être approuvées par la Cour, ceci pourrait pousser les juges à rendre leur avis sur des questions résolument non judiciaires. Ceci aurait pour effet de brouiller les frontières qui séparent le procureur et la Cour des acteurs politiques.


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Predictions that ICC charges against Sudanese President Omar al-Bashir would undermine implementation of the peace agreement between Sudan and an emerging South Sudan, proved overblown.


La proposition est également biaisée sur un plan de politique générale. Si le Bureau du Procureur accepte explicitement de différer des mandats d’arrêts pour améliorer la stabilité, les personnes responsables ou les groupes rebelles faisant l’objet d’une enquête auraient toutes les raisons d’essayer de manipuler le Bureau du Procureur en faisant semblant de s’engager dans des efforts de paix quand ils croient qu’un mandat d’arrêt est proche. 

Le procureur de la CPI se voit donner pour mission d’exercer son mandat judiciaire sur un terrain fortement politisé. Ses décisions peuvent avoir des conséquences politiques majeures. Les gouvernements répressifs qui s’opposent avec acharnement à la mission de la CPI la critiquent comme étant un outil judiciaire au service d’intérêts politiques. Établir la légitimité et la crédibilité de la Cour en matière de procédures va dépendre, en partie, de la distance que le procureur arrive à mettre entre ses actions et toute perception de calcul politique. L’appel à réinterpréter l’Article 53 ouvre la voie à une politisation qui n’offre pas de possibilité de retour. Alors que l’impact d’une telle révision sur une paix réelle est d’ordre spéculatif, le remède proposé pourrait anéantir la possibilité de procès pénaux internationaux.