Le militantisme tunisien en faveur des droits humains dans les années 1960 : révolutionnaires, intellectuels et prisonniers de conscience

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À la fin des années 1960, un important procès politique se déroula en Tunisie au moment même où l’ONU désigna 1968 comme l’année internationale des droits de l’homme. Le procès déboucha sur la formation du Comité international pour la sauvegarde des droits de l’homme en Tunisie (CISDHT).

De nombreux intellectuels et militants étrangers et tunisiens défendent l’idée d’un lien direct entre la création du CISDHT et la manière d’appréhender et de reconnaître le militantisme en faveur des droits humains en Tunisie à notre époque. Cet argument implique que la formation de ce comité a marqué le début d’un processus linéaire de développement d’une culture universelle des droits humains allant de 1960 à aujourd’hui. Cependant, il convient d’être prudent en appréhendant la situation actuelle des droits humains à l’aune du passé.

Malgré l’adoption d’une constitution résolument libérale en 1959, la Tunisie d’après l’indépendance évolua vers un État présidentiel et autoritaire, bien que dans un cadre socialiste et moderniste reposant sur une industrialisation soutenue par l’État et les coopératives agricoles.

Dans ce contexte, une opposition de gauche prit de l’essor, ancrée dans le mouvement étudiant organisé autour d’un journal politique qui s’appelait Perspectives. Cette opposition dénonçait l’exploitation de classe, l’atteinte aux libertés, et le soutien du président tunisien à la guerre américaine au Vietnam. Inspirée par la révolution culturelle en Chine, une faction du groupe appela à la création d’un parti d’avant-garde pour mener la lutte révolutionnaire des travailleurs en faveur de l’égalité et de la liberté.

Après les manifestations de mars 1968, le groupe fut fortement réprimé par le régime. Des centaines de personnes furent arrêtées et torturées. Après un procès outrageusement injuste, le groupe fut condamné à des peines lourdes pour avoir créé une organisation illégale et avoir conspiré contre la sécurité de l’État.

Il importe de souligner que tout cela se produisait tandis que le système onusien célébrait le 20ème  anniversaire de la DUDH et que la Tunisie signait le nouveau Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ainsi que le  Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) lors de la première conférence sur les droits de l’homme à Téhéran.

En réponse au procès injuste du mouvement étudiant, les familles des détenus, les amis français et tunisiens, les enseignants et les sympathisants de partis politiques créèrent le Comité international pour la sauvegarde des droits humains en Tunisie (CISDHT). Ce mouvement prit de l’ampleur pour ensuite rassembler des avocats, des étudiants et des représentants syndicaux français de la mouvance anticolonialiste.

Il était parfaitement possible pour le Comité de se référer à la DUDH sans évaluer son travail de solidarité à l’aune des principes du système international onusien des droits humains dont les contours se dessinaient. Le travail du Comité était motivé par l’indignation au sujet des injustices commises à l’encontre des prisonniers politiques et la compassion pour leur situation humanitaire désespérée et amena les différents acteurs à faire des compromis, à mettre de côté les différences idéologiques, et à faire de la condition humaine un sujet de préoccupation central.

Le comité se fixa finalement comme objectif d’améliorer les conditions de détention, d’informer le public sur la situation des prisonniers, et d’obtenir l’amnistie et la pleine réhabilitation de tous. La faction maoïste incarcérée atteignit la même conclusion via un raisonnement matérialiste historique. Combattre une législation répressive et demander l’amnistie pour tous les prisonniers politiques devint une manœuvre tactique afin de libérer la société de toute exploitation. La première étape vers cet objectif serait d’améliorer la situation des prisonniers.

Combattre une législation répressive et demander l’amnistie pour tous les prisonniers politiques devint une manœuvre tactique afin de libérer la société de toute exploitation.

Sensibiliser le public sur la situation humanitaire des prisonniers et collecter des fonds pour les aider était au cœur des activités du CISDHT qui, de plus, remettait en cause la rhétorique de l’État tunisien sur sa nature démocratique et la nécessité de se défendre contre les attaques d’extrémistes. Ce travail fut mené à bien par la publication d’informations sur la torture bénéficiant de l’appui de l’État, les procès injustes, et les conditions inhumaines d’incarcération.

Le groupe a également publié un mémorandum juridique s’adressant à la Cour. Le principal argument était qu’aucune preuve matérielle prouvant un projet de renversement du régime n’avait été trouvée. Les textes et les pamphlets sur les luttes des classes et la destruction de l’État capitaliste relevaient du domaine de la liberté d’expression comme le fait de s’organiser autour d’idées politique était une question de liberté d’association.

Le mémorandum de 1968 (qui inspira également la contestation des procès politiques en Tunisie dans les années 1970) citait la notion de « principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées » figurant dans les statuts de la Cour internationale de justice. Ces principes se référaient à ceux qui n’était pas définis par les deux principales sources du droit international, à savoir les conventions internationales et le droit coutumier international.

Ce mémorandum faisait également référence au principe reconnaissant que les conventions internationales supplantaient le droit national. La liberté d’association était garantie par la constitution et la Tunisie avait signé la Charte de l’ONU obligeant les membres au respect de ce droit. Par conséquent, la législation tunisienne qui ne respectait pas ce droit ne devait pas s’appliquer. Cet argument reposait toutefois sur le droit constitutionnel et non pas sur le droit relatif aux droits humains et ne faisait pas référence à la récente signature, par la Tunisie, des deux conventions.

À l’extérieur des tribunaux, le groupe cherchait à mobiliser l’opinion publique en faveur des prisonniers. La première déclaration publique du Comité parlait de l’outrage des hommes libres faisant face aux offenses à la justice en Tunisie et exhorta que soit révélée la vérité, rappelant ainsi  le « J’accuse » d’Émile Zola de l’affaire Dreyfus dans les années 1890 sur fond d’antisémitisme et de falsification des preuves judiciaires. Le procès  tunisien devint une « affaire » comme dans le procès de Dreyfus et les affaires emblématiques de torture lors de la guerre d’Algérie. Le CISDHT dénonça le raisonnement de l’État et décrivait les prisonniers comme des intellectuels et des figures de l’opposition, et non pas comme des révolutionnaires.

En recherche de soutien, le CISDHT noua également des liens avec de nouveaux groupes. Ses membres rencontrèrent Amnesty International qui fut créé pour témoigner des souffrances d’innocents pacifiques et demander leur libération en invoquant l’injustice de leur situation. En 1968, Amnesty International définit ses statuts et restreignit son  travail à quatre articles de la DUDH portant sur la torture, la détention, et la liberté d’expression et d’opinion. Ses objectifs concordaient avec ceux du CISDHT les amenant à mener des campagnes en faveur des Tunisiens, décrits alors comme des prisonniers de conscience.

Même si le CISDHT fit plusieurs références à la DUDH et à la célébration de son 20ème anniversaire, le lien entre la culture des droits dans les années 1960 et le cadre actuel des droits humains est beaucoup moins direct.

Lorsque les prisonniers furent libérés, au début de l’année 1970, après des dissensions au plus haut niveau du système politique et la décomposition des coopératives, le CISDHT cessa son activité. Dans les années 1970, de nouveaux procès politiques eurent lieu et le nouveau Comité tunisien d'information et de défense des victimes de la répression fit l’impasse du terme « droits humains » dans son nom.

Même si le CISDHT fit plusieurs références à la DUDH et à la célébration de son 20ème anniversaire, le lien entre la culture des droits dans les années 1960 et le cadre actuel des droits humains est beaucoup moins direct. Plusieurs stratégies politiques et objectifs étaient en jeu. Ses actions étaient fondées sur une multitude de principes pour une société équitable et non pas nécessairement sur le système onusien des droits de l’homme.