Le recours aux tribunaux : les enseignements tirés de l’expérience d’Amnesty Canada

Amnesty International a développé son expertise et bâti sa réputation autour de deux éléments fondamentaux : la recherche et l’action. Cependant, en raison de nos difficultés à faire avancer les réformes sur les droits humains, nous nous sommes également tournés de plus en plus vers les tribunaux. 20 ans plus tôt, Amnesty International Canada serait allé devant les tribunaux une fois tous les deux ou trois ans, alors qu’aujourd’hui nous avons souvent 10 ou 12 affaires en cours sur toute une série de problématiques (dans lesquelles nous sommes la partie requérante de l’action en justice, l’intervenant dans une audience en appel, la partie prenante à une enquête judiciaire, ou impliqués d’une autre manière). C’est une évolution importante pour Amnesty International. Voici certains des facteurs que nous prenons en compte en élaborant nos stratégies juridiques.

S’impliquer dans des affaires en lien avec le travail que nous menons

Les affaires dont nous nous saisissons concernent des problématiques dans lesquelles nous sommes déjà impliqués. La mission d’Amnesty International touche à tout ce qui est en lien avec la Déclaration universelle des droits humains et d’autres instruments internationaux relatifs aux droits humains, mais notre expertise et nos priorités évoluent au fil du temps. D’ailleurs, certaines questions relatives aux droits humains n’ont tout simplement pas été abordées dans nos recherches et nos campagnes. C’est le cas, par exemple, du droit de vote. Bien qu’il soit tentant de s’impliquer dans une affaire touchant à une problématique des droits humains intéressante ou nouvelle, nos efforts sont forcément plus à même de porter leurs fruits quand cette problématique est en lien avec nos activités en cours. De même, nos chances de se voir accorder la qualité pour agir ou le statut d’intervenant sont plus grandes.

S’assurer de la cohérence de l’ensemble des stratégies

En lien avec le premier point, nous devons nous assurer de la cohérence entre nos diverses stratégies, que ce soit dans le domaine de la recherche, des campagnes, de l’information citoyenne, des grandes actions de plaidoyer ou de la sensibilisation des médias. Comment les procédures judiciaires peuvent-elles renforcer nos efforts dans ces autres domaines et vice-versa ? Nous pouvons ainsi être amenés à ralentir le rythme d’une campagne dont le problème est en lien avec ce qui est débattu devant les tribunaux ou intensifier les grandes actions de plaidoyer à l’approche du jour de l’audience. L’opposé peut également être vrai. Quelle que soit la situation d’ensemble, le but est de garantir une cohérence.

Déterminer s’il faut agir en qualité d’intervenant ou être à l’origine d’une procédure judiciaire

En règle générale, la majeure partie de notre travail juridique s’est faite en qualité d’intervenant dans des affaires initiées par d’autres parties. Si les poursuites judiciaires constituent une part de plus en plus importante de notre travail, cette stratégie reste secondaire. De plus, nous n’avons pas la capacité d’être le principal plaignant dans une douzaine d’affaires. Cependant, il peut parfois être essentiel d’engager des poursuites, en particulier s’il était trop dangereux ou difficile pour certaines personnes ou communautés de le faire, et dans des cas où il y a une réelle probabilité de se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public. Amnesty International s’est joint à d’autres partenaires de la société civile pour intenter une action en justice contre le gouvernement canadien en 2007 et contester la pratique consistant à remettre aux mains des services de sécurité afghans les prisonniers appréhendés au cours d’opérations militaires en Afghanistan et ce en dépit du risque de torture. De même, en 2006, puis à nouveau en 2016, nous avons contesté l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs, qui ferme les postes frontaliers canadiens aux demandeurs d’asile arrivant par voie terrestre depuis les États-Unis.

Être conscient des pièges

Il est facile de se précipiter pour intervenir dans une affaire en raison de l’importance, pour les militants des droits humains, de la question de droit concernée. Cependant, il n’est pas forcément avisé de le faire. Les facteurs à prendre en compte peuvent s’avérer conflictuels, en particulier lorsque les droits humains en jeu sont potentiellement contradictoires. Les organisations ont relevé ce défi en décidant d’intervenir lors de l’appel devant la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Badesha. Cette affaire traitait d’une question importante consistant à savoir s’il faut se fier aux garanties diplomatiques face au risque de torture ou de mauvais traitement dans des affaires d’extradition, mais l’extradition elle-même concernait deux personnes accusées d’être responsables d’un soi-disant crime d’honneur en Inde. Il y a également une crainte omniprésente que des faits questionnables puissent conduire à une mauvaise loi. 

S’appuyer sur des avocats bénévoles

Amnesty International Canada a toujours pu s’appuyer sur des juristes travaillant bénévolement. Un grand nombre des plus grands avocats du pays dans leur domaine respectif nous ont apporté leur aide. L’assistance juridique gratuite est, à l’évidence, vitale en raison des contraintes financières. Ceci dit, les avocats nous aident bénévolement car la question en jeu les intéresse et parce qu’ils sont engagés. De plus, cela encourage la pratique du bénévolat au sein du milieu juridique, ouvre d’énormes opportunités pour de jeunes avocats pouvant ainsi jouer un rôle important, et renforce l’expertise dans les droits humains d’un plus grand nombre d’entre eux.

Collaborer avec d’autres parties

S’engager dans des procédures aux côtés d’autres organisations, voire même aux côtés de particuliers, présente toujours des avantages considérables. La contestation devant les tribunaux par Amnesty International, en 2006 et plus récemment en 2016, de l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs a englobé des personnes qui avaient essayé de déposer une demande d’asile à des postes frontaliers et qui avaient été déboutées. Intenter des actions en justice aux côtés d’autres organisations de la société civile aide à partager la charge de travail ainsi que le risque financier (bien que ce dernier soit minime, si l’affaire n’aboutit pas une indemnité financière peut devoir être versée à la partie adverse). Les tribunaux apprécient les démarches communes car ils souhaitent limiter le nombre d’interventions dont la qualité est, par ailleurs, enrichie par la diversité des intervenants.

Respecter les droits et les souhaits des plaignants

Au Canada, Amnesty International intervient uniquement dans une affaire dans laquelle la personne, ou la communauté, étant la partie principale, a indiqué que notre implication serait souhaitable. Quelle que soit l’importance qu’une affaire donnée peut revêtir en raison de l’éventuelle jurisprudence en matière de droits humains qui peut en découler, au final, il s’agit avant tout du droit de cette personne ou communauté de chercher à obtenir justice et des réparations pour les atteintes aux droits humains. Nous sommes d’avis qu’il leur revient de décider quelle autre partie devrait, ou pas, être impliquée.

Adopter une vue d’ensemble

Il est important d’avoir une vision globale : est-ce la meilleure affaire, devant la cour la plus favorable, au moment le plus stratégique, pour chercher à établir un précédent ou un nouveau principe juridique pour les droits humains ? La dimension mondiale d’Amnesty International nous donne l’avantage de pouvoir comparer la probabilité de succès dans différentes juridictions. Bien sûr, l’évidence stratégique n’est pas toujours parfaitement claire au moment d’intenter une action en justice. Ceci dit, il est toujours de bon ton de faire l’effort de garder une vision plus large et globale.  

Prendre en compte les « victoires indirectes »

En nous engageant dans des poursuites judiciaires, gagner est clairement l’objectif mais nous devons garder à l’esprit que d’autres victoires sont possibles, même si l’affaire n’aboutit pas. Par exemple, l’obligation de divulguer certains documents peut révéler d’importantes informations qui n’auraient autrement peut-être pas été rendues publiques. De même, les requêtes préliminaires peuvent créer un précédent utile sur des questions comme celle de savoir si la qualité pour agir dans l’intérêt public devrait être accordée. Enfin, le jugement peut s’aligner sur les points de vue et les conclusions finales d’organismes onusiens chargés de l’application des traités sur les droits humains. Il se peut également que l’autre partie prenne des mesures visant à améliorer ses politiques afin d’éviter que l’audience aille à son terme. Dans la contestation devant les tribunaux du transfert de prisonniers en Afghanistan par le Canada, l’armée canadienne a négocié un accord avec le gouvernement afghan une fois l’action en justice en cours.

Une dernière remarque : l’urgence et la nécessité de saisir la justice vont inévitablement gagner ou baisser en intensité selon le contexte social, économique et politique du moment. Aller devant les tribunaux n’est en aucun cas nécessairement la manière la plus rapide de faire bouger les choses, en particulier si une affaire est susceptible de s’enliser dans un certain nombre de requêtes préliminaires et de finir par aller à travers un ou deux niveaux de recours. Mais lorsque les stratégies de campagne et de plaidoyer sont contrecarrées, notamment lorsqu’un gouvernement ne souhaite pas donner suite aux propositions visant à réformer les droits humains, les tribunaux peuvent non seulement être la meilleure, mais également l’unique, option disponible. Sans aucun doute, dans le contexte politique international actuel, ce sera de plus en plus le cas dans un certain nombre de pays.