Le partage de la charge : rêve utopique ou pragmatisme fondé sur des principes ?

Le professeur Hathaway a raison. Le système international de protection des réfugiés ne fonctionne plus et a besoin d’être réparé. Mais il fait preuve de candeur en croyant qu’un système  prédéterminé et mondial de partage de la charge fondé sur la Convention relative aux réfugiés de 1951 puisse être mis en place pour résoudre les problèmes des réfugiés dans le monde.

Premièrement, la solidarité mondiale est limitée.  Plus tôt cette année, j’étais en Autriche, un pays qui a reçu, sans faire de vagues, 180 000 réfugiés de Hongrie en 1956, et 160 000 réfugiés  de Tchécoslovaquie en 1969. En février, une limite maximale a été introduite, à 37 000 par an, sur le nombre de demandeurs d’asile entrant dans le pays. Quand j’ai demandé à mes interlocuteurs autrichiens la raison de cette « réponse différenciée », ils ont fait part de préoccupations en matière de sécurité et d’intégration culturelle et de la peur historique des musulmans remontant à l’époque ottomane ! Les émotions irrationnelles n’ont pas leur place dans le raisonnement développé par Hathaway mais elles pèsent fortement sur les dirigeants démocratiques qui souhaitent remporter la prochaine élection.

L’expérience montre que les accords de partage de la charge fonctionnent mieux lorsqu’ils sont adaptés à une situation donnée, limités dans le temps et spécifiques, et non pas mondiaux et généraux. 

Deuxièmement, l’expérience montre que les accords de partage de la charge fonctionnent mieux lorsqu’ils sont adaptés à une situation donnée, limités dans le temps et spécifiques, et non pas mondiaux et généraux comme le suggère le professeur Hathaway. La Convention de 1951 elle-même en est un exemple. Elle est née pour apporter une réponse limitée aux problèmes des réfugiés en Europe au lendemain de la deuxième guerre mondiale et au début de la guerre froide. Elle a remporté un véritable succès pour ce qui est d’assurer l’asile, la réinstallation et la naturalisation dans les pays occidentaux pour les réfugiés fuyant le communisme en Europe de l’Est et en Union soviétique. La solidarité était renforcée par des intérêts idéologiques et géopolitiques communs ainsi que par des affinités ethniques et religieuses entre les réfugiés et leurs hôtes. La Convention de 1951 connut un succès plus limité dès qu’elle se mondialisa.

La Convention africaine sur les réfugiés de 1969 est un exemple de partage de la charge destiné à répondre aux besoins régionaux. Elle a élargi la définition de réfugié contenue dans la Convention de 1951 pour correspondre aux réalités de l’exode de  masse en Afrique, et a encouragé le rapatriement volontaire parallèlement à l’asile et à l’intégration. En faisant de la sorte, elle a aidé les gouvernements africains à élaborer une réponse commune aux problèmes des réfugiés en Afrique. Mais les problèmes de longue date des réfugiés en Afrique exposent également les limites du régionalisme quand la solidarité internationale n’est pas à la hauteur. La communauté internationale doit faire plus, beaucoup plus, pour lutter contre le mélange létal d’instabilité politique, de conflits endémiques et de pauvreté persistante, qui déracine les populations et les empêche de rentrer dans leur pays d’origine en toute sécurité.

Troisièmement, les accords fructueux de partage de la charge exigent un compromis judicieux. Les instruments humanitaires tels que la Convention de 1951 et la Convention sur les réfugiés africains de 1969 servent une finalité précieuse en intégrant les principes de protection des réfugiés dans toute action menée pour résoudre les problèmes de ces derniers. Cependant, trouver des solutions aux problèmes des réfugiés exige plus que des principes : cela requiert de l’innovation, de la flexibilité, et une compréhension intime de ce qui conduit les gouvernements à agir, et de la manière dont les intérêts politiques peuvent être exploités au bénéfice des réfugiés.

Le plan d’action global pour les réfugiés indochinois (PAG) est souvent cité comme un exemple positif de partage de la charge. Fortement controversé en son temps, le PAG est aujourd’hui une des plus grandes réussites du HCR. En tant que conseiller juridique du HCR pour l’Asie à cette époque, j’ai joué un rôle dans l’élaboration et la mise en œuvre du PAG.

En 1979, dix ans avant que le PAG n’entre en vigueur, le HCR avait négocié un accord par lequel ceux qui fuyaient l’Indochine recevaient l’asile temporaire dans les camps de réfugiés en Asie du Sud-Est avant d’être réinstallés dans les pays occidentaux. Grâce à un certain nombre de facteurs géopolitiques (fort soutien occidental en faveur des gens fuyant le Vietnam communiste), l’accord a bien fonctionné pendant plus d’une décennie. Mais à la fin des années 1980, les intérêts politiques mondiaux avaient commencé à évoluer, les motifs de fuite avaient changé, et alors que le nombre de réinstallations avait chuté et que les camps de réfugiés se remplissaient plus vite qu’ils ne se vidaient, l’engagement des pays de premier asile s’était affaibli.


Flickr/Jordi Bernabeu Farrúsn (Some rights reserved)

A view of a refugee camp in Suruc, Turkey.


Le PAG était une tentative d’éviter un désastre humanitaire via la coopération entre les pays d’origine, de premier asile et de réinstallation. Il associait des « mesures de dissuasion » (départs ordonnés du Vietnam et du Laos, contrôle massif des demandeurs d’asile qui arrivaient spontanément et retour ordonné des arrivants dont les demandes avaient été rejetées) avec des « mesures de protection » (asile temporaire pour tous les arrivants et réinstallation des personnes reconnues comme réfugiées). C’était une réponse pragmatique mais de principe.

L’Europe ferait bien de tirer quelques leçons du PAG en matière de pragmatisme fondé sur les principes. Confrontée à plus d’1,5 millions de demandeurs d’asile l’année dernière, le système d'asile européen commun s’est quasiment effondré. Les valeurs partagées de l’Europe ont été mises à mal. Le droit de demander l’asile spontanément a effectivement disparu de la région qui est au cœur de la naissance de la Convention de 1951. Alors que certains États de l’UE ont renforcé leurs opérations pour porter assistance en mer, d’autres ont introduit des contrôles draconiens des frontières terrestres, déplaçant au lieu de partager le fardeau humanitaire et mettant en danger la liberté de circulation au sein des frontières de l’UE qui est un élément clef de la santé économique de l’Europe.  

L’accord entre l’UE et la Turquie visant à endiguer l’afflux de réfugiés en Grèce est un compromis politique né du désespoir dans le but de sauver l’Union européenne tout autant que les réfugiés. Comme le PAG, cet accord comporte des engagements communs en matière de dissuasion, de protection et de solutions pérennes, mais contrairement au PAG, il n’est pas suffisamment « global » ou ambitieux dans ses objectifs humanitaires. En terme de dissuasion, il ne porte que sur une voie, ce qui pourrait juste encourager les populations à prendre d’autres routes plus dangereuses. En terme de protection et de solutions pérennes, c’est peut être trop peu et trop tard. La mise en place du contrôle des nouveaux arrivants en Grèce va prendre du temps. Renvoyer les gens en Turquie sera difficile. La réinstallation des réfugiés à partir de la Turquie devra être accélérée et considérablement étendue pour avoir une influence sur les traversées clandestines. Pour les défenseurs des droits humains une question se pose également : la Turquie est-elle un premier pays d’asile sûr ?

Néanmoins, la différence la plus frappante entre le PAG et l’accord entre l’UE et la Turquie concerne l’absence du pays d’origine de l’accord. Aucune mention n’est faite des obligations de la Syrie ou de l’engagement des États de l’UE et de la Turquie à promouvoir un règlement politique pacifique. Aucune solution au problème des réfugiés ne peut être efficace sans prendre en compte la situation dans le pays d’origine. Les gens ont le droit de rester chez eux en toute sécurité et de rentrer chez eux en toute sécurité et volontairement. Le silence de Hathaway sur ce point est une lacune rédhibitoire dans sa proposition.