Comment les inégalités menacent l’ensemble des droits humains

Au niveau mondial, les crises économiques, les conflits armés, les situations d’urgence en matière de santé publique, l’insécurité alimentaire et le changement climatique, ont tous menacé la réalisation des droits humains. Parmi cette multitude de facteurs, l’intensification alarmante des inégalités de revenus et de richesses est devenue un sujet d’inquiétude grandissant. Les implications liées à la polarisation croissante de nos sociétés sont traitées partiellement dans le cadre des droits humains mais des lacunes demeurent. Étant donné la forte augmentation des inégalités au cours de ces dernières décennies, il est essentiel de mieux comprendre les liens entre la réalisation des droits humains et les inégalités (la manière dont nous approchons et mesurons les inégalités, le degré de menace que font peser les inégalités croissantes sur les droits fondamentaux, et ce que le cadre des droits humains dit, ou passe sous silence, au sujet des inégalités).

Les gens font l’expérience des inégalités dans divers domaines, par exemple ceux des niveaux scolaires, de la santé et de la répartition du pouvoir. Le temps libre dont disposent les hommes et les femmes est réparti de façon inégale, une fois que les exigences liées au travail rémunéré et non rémunéré sont prises en compte. Les inégalités sont également mesurées entre personnes, entre ménages, entre groupes sociaux (p.ex., race, genre, et ethnicité) et entre pays.

En définissant les inégalités, la distinction entre les inégalités « horizontales » et « verticales » est importante. Les inégalités horizontales touchent des groupes culturels ou sociaux définis par exemple en fonction du genre, de la race, de l’ethnicité, de la religion, de la caste et de la sexualité. Les inégalités verticales touchent les personnes ou les ménages, comme avec la répartition de l’ensemble des revenus et des richesses d’une économie.

La distinction entre les inégalités horizontales et verticales est particulièrement frappante au sein du cadre des droits humains qui intègre en effet davantage les questions liées aux inégalités horizontales. Prenez, par exemple, les principes de non-discrimination et d’égalité, qui affirment que la réalisation des droits ne devraient pas faire de différence entre les personnes sur la base du genre, de la race, de l’ethnicité, de la nationalité ou de groupes sociaux de même type.

Les personnes devraient bénéficier de l’égalité des chances lorsqu’il s’agit de revendiquer leurs droits. De même, les principes des droits humains s’appliquent à toutes les personnes de manière égale. Cependant, parce que les implications sont moins évidentes pour les inégalités verticales, cela n’implique pas nécessairement une égalité parfaite en terme de répartition des revenus et des richesses. Les clarifications apportées par les organes créés dans le cadre des traités sur les droits humains soulignent que la non-discrimination et l’égalité font référence à l’égalité réelle (des sources structurelles d’inégalités et des formes indirectes de discrimination seront toujours présentes). Par conséquent, l’égalité doit être comprise en relation avec les réalisations et les résultats en plus de l’égalité des chances et des règles de conduite. Si notre attention se portait principalement sur l’égalité des résultats, différents types de traitement pour différents types de populations ou de groupes pourraient être exigés.

 
Demotix/Ronny Adolof Buol (All rights reserved)

Volunteers provide free education in Indonesia. Evidence shows that income inequality often is associated with poorer outcomes with regard to health, education and other economic and social rights.


Les faits montrent que les inégalités de revenu sont souvent liées à de moins bons résultats dans les domaines de la santé, de l’éducation et d’autres droits économiques et sociaux. Il n’est pas surprenant que les résultats soient meilleurs pour les ménages les plus riches que pour les ménages les plus pauvres. Cependant, les inégalités elles-mêmes peuvent amener à des résultats moins favorables, indépendamment du niveau de revenu. Par exemple, la situation des ménages à faibles revenus dans une société très inégalitaire peut être plus mauvaise que celle des ménages dont le niveau de revenu est similaire mais qui vivent dans une société plus égalitaire.

Dans le cadre des droits humains, l’État a pour première obligation de respecter, protéger et  garantir les droits, mais cela dépend d’un État capable de fonctionner avec une véritable participation démocratique et en toute transparence. Toutefois, les inégalités de revenus et de richesses affectent les processus politiques formels et informels qui déterminent l’accès des populations à l’éducation, aux soins médicaux, à l’emploi et à la sécurité sociale.

Quand le pouvoir politique des élites s’accroît lorsque la répartition des revenus et des richesses se polarise davantage, l’ensemble des droits humains s’en trouve compromis.

Quand le pouvoir politique des élites s’accroît lorsque la répartition des revenus et des richesses se polarise davantage, l’ensemble des droits humains s’en trouve compromisCertains politologues soutiennent qu’un processus démocratique est capable de compenser l’impact des inégalités de revenus et de richesses. Par exemple, le « théorème de l'électeur médian » suggère la présence de pressions en faveur de la redistribution dans les sociétés inégalitaires tant qu’une démocratie capable de fonctionner correctement est en place. La raison est que la majorité de la population (ceux qui sont au centre de l’échelle de répartition des revenus ainsi que dans la partie inférieure) votent en faveur de la redistribution quand les revenus et les richesses sont concentrés aux mains d’un petit nombre. Mais cette approche repose sur des hypothèses fortes : les gens sont en mesure de revendiquer leurs droits, l’État doit rendre des comptes dans un cadre démocratique, les politiques soutenues par la majorité ne portent pas atteinte aux droits des autres groupes, l’intégration mondiale ne limite en aucune manière les choix politiques des gouvernements nationaux, et les intérêts économiques des élites n’ont pas la capacité d’influencer excessivement les politiques économiques.

En réalité, les inégalités de revenus et de richesses génèrent des inégalités dans la répartition du pouvoir. Quand le pouvoir politique des élites s’accroît lorsque la répartition des revenus et des richesses se polarise davantage, l’ensemble des droits humains s’en trouve compromis. Les études qui se penchent sur les écarts qui existent dans divers pays ont montré que, contrairement au théorème de l’électeur médian, des inégalités plus fortes sont liées à un niveau moindre de dépenses de redistribution des gouvernements mesurées par les dépenses sociales en pourcentage du PIB. De même, des éléments montrent que les dépenses sociales chutent quand le fossé entre les classes moyennes et le top 10% s’élargit. Les élites économiques sont susceptibles de résister aux formes progressistes de fiscalité, limitant ainsi la capacité du gouvernement à mobiliser des ressources pour assurer la réalisation des droits.

Les droits humains traitent en partie des implications des inégalités grandissantes sur la réalisation des droits. Cependant, le cadre des droits humains s’abstient de préciser un niveau spécifique de répartition des revenus ou des richesses qui serait équitable ou juste. C’est en partie parce que les droits humains concernent les résultats obtenus qui influencent les choix et les libertés des personnes. Par conséquent, une répartition équitable des revenus est celle qui permet la réalisation optimale des droits, en cohérence avec les principes de non-discrimination et d’égalité.

L’article 28 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme stipule que « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». La répartition des revenus et des richesses (et les dynamiques politiques qui lui sont liées) constitue une dimension importante de cet ordre social et international. Le cadre des droits humains contient l’obligation implicite, pour les États, de prendre en considération l’impact des inégalités sur les droits et, lorsque nécessaire, de prendre des mesures pour une répartition plus équitable des revenus.


Cet argumentaire est exposé plus en détail dans ce document de réflexion du PERI et dans un chapitre du livre à paraître de Balakrishnan, Heintz, et Elson (2016) : Rethinking Economics for Social Justice: The Radical Potential of Human Rights. Routledge Press.