Humour et droits humains : une blague sans chute?

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En octobre dernier, près du siège de Netflix, des activistes trans protestaient contre la diffusion du dernier spectacle de l’humoriste Dave Chappelle. Par solidarité, des employés de Netflix appelaient à un débrayage. Les manifestants, qui entendaient dénoncer la « transphobie » de l’humoriste, affirmaient que ses blagues constituaient un « discours de haine » et exigeaient qu’il « rende des comptes » (comprendre : que son spectacle soit retiré de l’antenne).

Leurs exigences s’articulaient autour des besoins de protection des groupes marginalisés ou vulnérables. Mais alors que les demandes de censure se répandent aussi vite que des tweets viraux, il est bon de se remémorer les questions, déjà anciennes, qui se situent au croisement de l’humour et des droits humains. L’humour peut-il être néfaste ? L’humour a-t-il une place au sein des droits humains ? Face à des atrocités, peut-on jamais rire ? peut-on jamais formuler une réponse autre que le sérieux, l’indignation vertueuse et la condamnation ?

Pourtant, alors que les réseaux sociaux amplifient à la fois l’audience de l’humour irrévérencieux et l’indignation face aux blagues jugées offensantes, la controverse autour de Dave Chappelle nous force à nous demander pourquoi la relation entre humour et droits humains est de plus en plus crispée. Les choses n’ont pas toujours été aussi tendues.

Défendre les droits humains à travers l’humour

L’ironie, la satire et la parodie sont des instruments de transgression. Elles interrogent les normes sociales, dénoncent l’hubris, et ridiculisent les puissants. L’Ubu Roi de Jarry, l’Arturo Ui de Brecht et le remarquable essai de Wainaina, « Comment écrire sur l’Afrique », sont d’une redoutable efficacité pour montrer que l’écriture satirique est plus puissante que la condamnation pour défier l’autorité et les impensés culturels dominants.

L’humour peut libérer. Un mot d’esprit ou une insolente affirmation de soi peuvent permettre aux faibles de l’emporter sur les forts – pensons aux écrits de Frederick Douglass et d’autres anti-esclavagistes. L’humour est souvent utilisé pour montrer la nature grotesque des violations des droits humains, et la caricature fait trembler les tyrans. Depuis la rencontre de Diogène avec Alexandre le Grand (« Ôte-toi de mon soleil »), on sait en outre qu’une bonne répartie peut ébranler les différences de statut social. En raison de son potentiel de subversion, l’humour a historiquement été l’un des meilleurs alliés des droits humains.

Des bénéfices sociaux, intellectuels et psychologiques sont en outre associés au fait de rire et de blaguer. Rire crée des liens et renforce l’amitié. Pour le philosophe français Bergson, le rire réfrène la rigidité mécanique (y compris l’excès de vertu morale), qui est le contraire de la flexibilité que la vie requiert de nous. Rire réduit également le stress et l’anxiété. Pour Freud, l’énergie libérée lorsque l’on rit à une blague est celle normalement utilisée pour contrôler son agressivité. Pour Jankélévitch et Nietzsche, l’humour fait appel à l’intelligence et à la lucidité. Rire de soi est un antidote à la suffisance.

D’un point de vue strictement juridique, enfin, l’humour – et même les blagues du plus mauvais goût – constitue une forme d’expression protégée par les droits humains, car il peut conduire à la réflexion critique et au libre examen. C’est sa dimension « liberté d’opinion » : il ne s’agit pas simplement du droit des blagueurs à dire des blagues, mais du droit de leurs auditoires d’accéder à des formes d’expression qui peuvent offenser.

Si les bénéfices de l’humour et du rire étaient aussi simples, il serait facile de trouver une chute – la blague n’échapperait pas aux droits humains. Mais en dépit des preuves indiquant une corrélation positive entre humour et droits humains, les attitudes hostiles envers l’humour progressent.

L’humour peut-il porter atteinte aux droits ?

Un journaliste de « Foreign Policy » s’est récemment retrouvé l’objet de critiques pour avoir blagué à propos de groupes ethniques, notamment le Moro Islamic Liberation Front (« MILF »). Dans une perspective « psychologico-sécuritaire », certains types de blagues (sexistes, racistes, transphobes, etc.) et certains types d’humour (l’humour noir, l’humour potache, l’humour grivois, le sarcasme) sont problématiques en ce qu’ils peuvent nuire à la dignité humaine, offenser, et en définitive porter atteinte aux droits humains.

Le sentiment d’être offensé, qui est éminemment subjectif, est au centre de ces débats. Un humour agressif peut être déployé pour rabaisser, tourner en ridicule et déshumaniser. La montée des discours de haine en ligne, notamment contre les minorités, n’est plus sujet à débat. Avec les réseaux sociaux, la circulation de ces discours augmente de façon exponentielle.

Les « sifflets à chiens » et les mèmes sexistes et racistes sont reproduits ad nauseam. Certains s’appuient sur des tactiques rhétoriques telles que l’usage d’un langage élaboré pour dissimuler des intentions racistes, ou sur des phénomènes de meute : des attaques massives et coordonnées, renforcées par les algorithmes des réseaux sociaux.

Si la transformation de l’humour en arme est indéniable, les blagues peuvent aussi servir d’alibis aux blagueurs voulant s’abriter de toute critique ou empêcher la tenue de discussions sérieuses. Si elles sont entièrement construites sur les insultes ad hominem, les blagues peuvent provoquer des dommages émotionnels. La plupart des gens confirmeraient qu’elles sont alors inélégantes et, partant, s’opposeraient à une liberté humoristique totale. (On ne parle pas ici de « cancel culture », mais d’outils de réprobation auxquels les sociétés ont recours pour maintenir un degré de courtoisie minimal.)

Ces inquiétudes ne doivent pas être balayées d’un revers de main. Les victimes d’atrocités peuvent être incapables de « se détendre » et de prendre de la distance par rapport à leur expérience vécue.

Ainsi, les approches restrictives de l’humour sont de plus en plus répandues au sein de l’activisme en faveur des droits humains et de la justice sociale. Ces approches se nourrissent d’analyses des rapports sociaux et interpersonnels issues de la théorie critique, qui visent à démanteler l’« oppression » sous toutes ses formes et affirme que l’oppression est partout. Dans ce cadre de pensée, le sentiment d’être offensé peut mener à exiger des restrictions à la liberté d’expression ou de création artistique.

Mais toute blague de mauvais goût est-elle intrinsèquement oppressive ? L’offense pour l’offense est-elle fréquente ? Être offensé revient-il à voir ses droits violés ? Le débat continue ; aucune chute ne semble plus facile à trouver. Quelle voie de sortie peut-on alors proposer ?

Une approche de l’humour pragmatique et respectueuse des droits humains  

Après l’attentat contre Charlie Hebdo, certains ont en partie blâmé le magazine, le considérant coupable de « s’être adonné et [d’avoir] aggravé » des maux sociaux comme la « marginalisation des faibles ». En réponse à des événements impliquant un humour sexiste, les médias croient souvent bon d’affirmer l’existence d’un lien direct entre humour et viol. Pourtant, des recherches ont montré que ce qui motive les criminels, ce sont leurs croyances préexistantes et leurs intentions, pas des blagues en elles-mêmes. Les blagues peuvent devenir des armes dans des circonstances bien précises : lorsque l’incitation à la violence est l’objectif conjointement agréé par les blagueurs et leur auditoire.

Le second degré, les zones grises et les complexités du langage parlé sont autant de raisons qui font que les gens rient à des blagues offensantes. Celles-ci repoussent les limites et regorgent d’interprétations possibles. Le contexte est crucial.

D’un point de vue philosophique, le retour de bâton contre l’humour est un renversement de l’analyse de Bergson : on ne rit plus de la rigidité ; bien plutôt, on stigmatise ceux qui refusent la rigidité. D’un point de vue social, éradiquer certaines formes d’humour est indésirable. Le risque serait d’éradiquer par là même l’espace du débat, du libre examen et du désaccord. L’effet sur la liberté de pensée serait désastreux.

D’un point de vue juridique, les interdictions générales ne sont jamais justifiées. Aussi désagréables que soient certaines blagues, la plupart reste sous le seuil (élevé) qui définit l’incitation à la haine ou à la violence. Des critères existent pour déterminer si ce seuil a été franchi : ce sont ceux du Plan d’action de Rabat.

Les gens voient de l’offense dans différents lieux. Si l’expérience vécue est importante, quand il s’agit de droits humains, les limites de la phénoménologie sont évidentes. Pour protéger les droits, nous devons nous accorder sur des normes objectives, qui ne peuvent être défaites par les variations individuelles de la perception.

Les activistes ne devraient pas en permanence postuler l’existence de mauvaises intentions. Ils devraient rire d’eux-mêmes et préserver un espace pour l’humour en-dehors des grands récits sur la justice – si « on répond aux discours de haine par davantage de discours », la meilleure réponse à une mauvaise blague est souvent une meilleure blague. Enfin, ils devraient réserver leur indignation aux cas indiscutables d’incitation à la violence.

Les blagueurs, eux, devraient se rappeler que l’humour se construit sur l’incongru et la distance critique, mais aussi la connivence avec son auditoire. Une relation préexistante à la blague est cruciale. Toutes les blagues ne sont pas bonnes pour les réseaux sociaux. Toutes les blagues ne sont pas bonnes à dire à n’importe qui (souvenez-vous de Desproges). Et même si vous avez une bonne chute, il n’existe pas de droit à être drôle. Les autres ne vous sont jamais redevables d’une bonne rigolade.