La CPI doit s’allier avec les victimes

Avec les retraits annoncés de l’Afrique du Sud, du Burundi et de la Gambie, la Cour pénale internationale (CPI) est aujourd’hui face à sa plus grave crise depuis sa création. Le place de la Cour en Afrique est profondément menacée. Des rumeurs selon lesquelles d’autres Etats vont quitter la CPI abondent. Afin de gagner la bataille de l’opinion publique et de la diplomatie, il est grand temps pour la Cour de mobiliser ses alliés les plus légitimes et les plus convaincants : les victimes des atrocités.

À titre d’exemple, le carnage au Darfour, un crime qui a marqué notre génération, a laissé des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés. Or la voix de ces victimes est totalement absente du vif débat provoqué par le mandat d’arrêt délivré par la CPI contre le président soudanais Omar El-Béchir, et ce même lorsqu’il s’est rendu en Afrique du Sud en 2015. El-Béchir et ses alliés ont ainsi pu cyniquement détourner l’attention des atrocités elles-mêmes et dépeindre cette situation comme une confrontation politique entre l’Afrique et la « communauté internationale ». Un bras-de-fer similaire entre deux mondes a enlisé la procédure visant les responsables kenyans  où un procureur lointain ne pouvait faire le poids face à un président élu qui pouvait manipuler le ressentiment africain contre la Cour (ainsi que les preuves, les scènes de crime et les témoins).

Prenez en revanche l’exemple des poursuites engagées sous l’impulsion des victimes, comme dans les cas d’Efraín Ríos Montt au Guatemala, de Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier en Haïti et le tchadien Hissène Habré. Dans l’affaire Habré, les victimes ont déjoué toutes les prévisions en réussissant à créer les conditions politiques permettant de traduire Habré en justice au Sénégal, avec le soutien de l’Union africaine. Les survivants ont joué un rôle prédominant du début de l’affaire jusqu’au verdict et ont su rallier autour d’eux, petit à petit, pendant 17 années de campagne, un important soutien populaire leur permettant de faire tomber tous les obstacles diplomatiques vers un procès. Thierry Cruvellier, un critique acerbe des tribunaux internationaux, a déclaré avec enthousiasme dans le New York Times que « jamais dans une telle affaire, la voix des victimes n’aura été aussi dominante ».  

La campagne pour mener Habré à la barre s’est personnifiée grâce à plusieurs visages. Parmi eux,  le charismatique Souleymane Guengueng qui a, du fond de sa prison, prêté serment de se battre pour la justice s’il survivait. Le président de l’association des victimes Clement Abaifouta, qui était autrefois contraint d’enterrer ses codétenus dans des charniers. Leur courageuse avocate, Jacqueline Moudeina qui, en raison de son combat pour la justice, a elle-même été victime d’une tentative d’assassinat. Le rôle de premier plan de ces personnages a empêché Habré de jouer la carte de la victimisation politique et de discréditer les poursuites comme étant le reflet de l’impérialisme (bien qu’il ait essayé de faire les deux). J’ai pu voir des larmes dans les yeux de responsables politiques aussi bien en Afrique qu’en Europe lorsqu’ils écoutaient Guengueng raconter son histoire– des responsables qui devenaient ensuite de fervents défenseurs de son droit à obtenir justice

Les soutiens en faveur des poursuites contre Jean-Claude Duvalier, qui faisait l’objet d’une enquête pour crimes contre l’humanité avant sa mort, ont été mobilisés grâce à des survivants inoubliables comme l’entrepreneur et philanthropiste  Boby Duval, qui a dénombré 180 morts dans sa cellule de la prison de Fort Dimanche, et la journaliste Michèle Montas, détenue et exilée avec son mari Jean Dominique.


Courtesy of Dionne Searcey (All Rights reserved)

"Victims' association founder Souleymane Guengueng speaks to reporters after Hissène Habré's conviction, Dakar 2016.


Les diplomates et les experts réunis en ce moment à l'Assemblée des États parties de la CPI seraient-ils en mesure d’identifier ne serait-ce qu’une seule victime des violences perpétrées au Darfour ou lors de la période post-électorale du Kenya ? Entre un procureur de la Haye et un président africain, nombreux sont ceux qui, tout du moins en Afrique, choisiront le président. Entre Souleymane Guengueng et le despote qui l’a enfermé dans un cachot secret, ce sera bien moins évident (même s’il est vrai qu’arrêter un chef d’État en exercice sera toujours extrêmement plus compliqué que de traduire en justice un ancien dirigeant).

Les victimes sont des acteurs de la justice internationale plutôt que des sujets passifs. La CPI s’est efforcée d’améliorer le rôle formel et procédural des victimes dans les poursuites, tout en prenant en compte ses ressources limitées et le droit de l’accusé à un procès équitable. Mais la manière dont la CPI peut faire appel aux victimes pour promouvoir ses intérêts politiques n’a pas reçu une attention assez importante. À cet égard, la CPI, et les ONG qui la soutiennent, peuvent tirer d’excellents enseignements de la pratique employée par les avocats militants qui ont compris, depuis longtemps, que leurs clients sont eux-mêmes leurs meilleurs défenseurs.

Offrir une place centrale aux victimes va bien au-delà du simple effet d’optique. Il faut également mettre en vigueur ce principe reconnu par le Bureau du Procureur que « les victimes sont des acteurs de la justice internationale plutôt que des sujets passifs ». Les victimes de Habré ont insisté, dès le tout début, pour que les poursuites engagées couvrent les crimes touchant tous les groupes ethniques du Tchad. Même si c’est bien au parquet et aux juges d’instruction qu’est revenue la responsabilité de dessiner les contours du procès de Habré, ils s’appuyèrent pour cela sur les récits que les victimes avaient construits pendant des décennies. Les victimes de violences sexuelles ont eu le courage de briser en audience un silence long de 25 ans uniquement parce qu’elles avaient confiance en l’avocate des parties civiles - leur avocate -  Jacqueline Moudeina.  De même, dans le procès de Ríos Montt, ce sont les communautés autochtones marginalisées et les ONG qui les soutenaient qui sont à l’origine des poursuites. Elles ont-elles-mêmes formulé les chefs d’inculpation, identifié les survivants et aidé à élaborer la stratégie des poursuites.

En revanche, le manque de proximité du Bureau du Procureur, qui n’a pas de compte à rendre aux victimes ou à la société civile, avec les réalités nationales des pays concernés, peut l’amener à circonscrire les poursuites pour obtenir une condamnation ou éviter toute résistance politique. Ce fut le cas en RDC où, comme Pascal Kambale l’a soutenu de manière probante, la Cour a trahi les espoirs des victimes donnant ainsi « l’impression largement partagée que la Cour n’a pas la capacité ou la volonté de répondre de manière adéquate à la recherche de justice de la population ». Dans son récent document de politique générale, la procureure Bensouda semble reconnaître ce danger et s’engage à ce que son Bureau cherche « dans la mesure du possible à rendre compte de l’ampleur réelle des crimes perpétrés dans une situation donnée… (et) des principaux types de persécution ainsi que des communautés touchées ».  

Dans son soutien au mandat d’arrêt contre El-Béchir dans l’affaire du Darfour, Desmond Tutu a affirmé avec force que « la justice est dans l’intérêt des victimes et les victimes de ces crimes sont africaines ».  Mais, à moins de savoir qui sont ces victimes, d’entendre leur voix, de ressentir leur souffrance, et de comprendre leur soif de justice, et à moins qu’elles ne participent elles-mêmes activement aux procédures, la CPI ne sera pas à même d’exploiter l’avantage offert par ses alliés naturels.