L’effet dissuasif de la CPI : ce que les faits démontrent

La décision de la Cour pénale internationale d’abandonner les poursuites contre le Président kenyan Uhuru Kenyatta va probablement déclencher un nouveau flot de critiques contre cette dernière. Mais il est vrai que l’affaire de la CPI contre Kenyatta était vouée à l’échec dès qu’il remporta les élections très serrées en mars 2013. En tant que chef d’État, il a été en mesure de faire obstruction à l’enquête et aux poursuites avec une efficacité relative.

Dans le contexte de cette nouvelle vague d’appréciations réprobatrices, quelles affirmations pouvons-nous faire en toute confiance au sujet de l’impact de la CPI ? De nombreuses évaluations préalables dans le domaine des sciences sociales avançaient que la situation relative au conflit en Ouganda serait meilleure aujourd’hui si la Cour Pénale Internationale (CPI) n’avait pas inculpé des membres du groupe d’insurgés, l’Armée de Résistance du Seigneur. D’autres auteurs ont argumenté au contraire que si la CPI n’était pas intervenue, la situation en Uganda serait plus violente. Dans le cas du Kenya, certains avancent que la situation serait meilleure si la CPI n’était pas intervenue alors que d’autres soutiennent que, bien que cette dernière ait maintenant abandonné les poursuites, son implication a contribué à un déclin significatif de la violence lors des dernières élections car les leaders politiques kenyans savaient qu’ils étaient placés sous le regard attentif de la Cour.


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Kenyans wait to vote. Some argue that ICC involvement contributed to a significant decline in violence in the most recent election because Kenyan political leaders knew they were under the watchful eye of the court.

 


 

Nous ne pouvons pas résoudre ces analyses contrefactuelles de façon satisfaisante. Récemment, cependant, des études empiriques transnationales, sur les efforts visant à faire respecter les droits de l’homme, ont comparé un certain nombre d’affaires en regardant l’impact réel de la justice pénale internationale. Les études d’impact les plus récentes peuvent être classées en deux types différents : celles qui examinent l’impact de la CPI sur les conflits en cours et celles qui analysent plus largement l’impact de la CPI sur le droit et la violence à plus long terme.

En ce qui concerne l’implication de la CPI en zones de conflit Beth Simmons et Allison Marston Danner ont établi que la simple ratification du Statut de Rome par un gouvernement a tendance à être corrélée avec une pause dans les hostilités liées à la guerre civile. La reconnaissance de la compétence de la Cour donne l’opportunité aux gouvernements de s’engager de manière crédible et valable pour la paix. Dans un nouveau document de travail, Beth Simmons et Hyeran Jo concluent qu’en comparant un certain nombre d’États en prise à des situations de conflit, la menace de la compétence de la CPI a conduit à la réduction de la violence contre les civils. Elles affirment que cet impact résulte de la plus forte probabilité que la Cour  déclenche des poursuites  mais également de ce qu’elles appellent la « dissuasion sociale » ou la capacité de la CPI à faciliter la pression sociale pour prévenir les crimes. D’après l’étude, la CPI a un effet positif plus fort sur les gouvernements que sur les rebelles. Cependant, même l’Armée de Résistance du Seigneur en Ouganda a réduit la violence contre les civils après le début des enquêtes de la CPI. Dans les deux cas, la cessation des hostilités ou la réduction des attaques de civils, l’impact de la Cour dépend des acteurs de la société civile qui travaillent, dans l’ombre de la CPI et de ses interventions, en faveur de l’obligation de rendre des comptes et de la surveillance.

Notre propre recherche, avec le Transitional Justice Research Collaborative (TJRC) et avec le soutien du NSF/AHRC, s’est délibérément concentrée davantage sur l’impact juridique et social de la CPI et sur les autres efforts en matière de justice pénale. Dans un document présenté récemment à l’American Society of International Law (Société américaine du droit international), Dancy et Montal montrent que le déclenchement des enquêtes officielles de la CPI intensifie les poursuites nationales à l’encontre des agents d’État occupant des postes subalternes et ayant commis des violations des droits de l’homme. Les pays qui font l’objet d’une enquête ont en moyenne trois fois plus de poursuites nationales que les autres pays. La raison est que les enquêtes de la CPI donnent l’opportunité aux acteurs de la société civile de mobiliser les tribunaux et de demander des reformes sous le regard d’une audience à l’échelle mondiale.

Quand le système judiciaire est capable de systém-atiquement prononcer des condamnations, la répression régresse encore davantage, peut-être parce que cela donne le signal comme quoi l’État de droit est plus fermement en place dans ces pays. 

Notre travail s’est davantage penché sur l’étude de l’impact à long terme de ces poursuites pénales nationales liées aux droits de l’homme. Certaines de ces poursuites utilisent le droit pénal international, mais la plupart continuent de dépendre en premier lieu du droit pénal national. Nous montrons avec des statistiques quantitatives qu’un lien étroit existe entre les poursuites nationales liées aux droits de l’homme et l’amélioration des droits à l’intégrité physique. Quand le système judiciaire est capable de systématiquement prononcer des condamnations, la répression régresse encore davantage, peut-être parce que cela donne le signal comme quoi l’État de droit est plus fermement en place dans ces pays. En substance, la justice rétributive contre d’anciens officiels de l’État semble fonctionner en accord avec ses objectifs : elle est associée avec des améliorations de ces mêmes pratiques en matière de droits de l’homme qui étaient au centre des poursuites.

Mais cette recherche suggère également un certain nombre de réserves importantes et de conditions. Premièrement, la justice pénale internationale est efficace du point de vue des coûts lorsque comparée aux campagnes très couteuses et souvent inefficaces visant à altérer les causes structurelles profondes des violations des droits de l’homme, notamment la pauvreté, l’inégalité, la guerre civile et la corruption. Deuxièmement, les tribunaux internationaux ne travaillent pas tout seuls ou de manière isolée. L’efficacité de la justice pénale internationale dépend du maintien de la mobilisation juridique et politique nationale et transnationale pour continuer à faire pression afin de demander des comptes. Troisièmement, l’impact de la CPI dépend de son interaction avec les gouvernements nationaux et les institutions judiciaires dans les sociétés en transition et déchirées par la guerre. Comme le relève The Justice Cascade : How Human Rights Prosecutions are Changing World Politics, ce qui émerge n’est pas un nouveau système de tribunaux indépendants et supranationaux. Nous voyons plutôt un « système mondial obligeant à rendre des comptes qui est décentralisé mais interactif » dans lequel les tribunaux internationaux et le droit pénal international interagissent avec les institutions nationales ainsi qu’avec les organisations nationales et transnationales de la société civile pour aider à prévenir les crimes.

Lors d’une récente conférence sur l’impact de la CPI qui s’est tenue à The Hague Institute for Global Justice, des douzaines d’universitaires et de praticiens de premier plan dans le domaine de la CPI étaient en désaccord sur la manière dont la Cour avait contribué à la paix, à la justice réparatrice et au respect des règles au niveau national. Un grand nombre d’entre eux soulignaient que les observateurs devraient tempérer les demandes envers la CPI dont on attend qu’elle agisse bien au-delà de son budget et de son mandat. Cependant, même les analystes les plus sceptiques n’ont donné aucun élément tangible démontrant que l’impact des interventions de la Cour avait été négatif et personne n’a appelé à l’abolition de la CPI.

Les conclusions de ces récentes études empiriques nous amènent à soutenir ce consensus prudent sur les avantages positifs de la justice pénale internationale. Les recherches commencent à montrer que les poursuites dans le domaine des droits de l’homme sont associées avec des améliorations des droits de l’homme sur le moyen terme, et qu’elles n’exacerbent tout du moins pas les conflits ou ne sapent pas la démocratie. Du point de vue des options politiques à court terme, ce sont des conclusions assez positives sur le bilan en matière de droits de l’homme. Ses conclusions sont plus révélatrices, par exemple, que celles concernant l’impact d’autres tactiques comme les sanctions économiques, les liens de conditionnalité commerciale ou l’intervention militaire étrangère. Quand la panique concernant une « crise » de la CPI apparaitra dans le futur, cela vaudra la peine de garder ces faits à l’esprit.