Le financement local n’est pas toujours la solution

Alors que les régimes autoritaires répriment les organisations locales de défense des droits humains (OLDDH), ces restrictions ont donné lieu à des appels en faveur d’une plus grande diversité et pérennité des stratégies de financement pour les pays du Sud. Une des stratégies qui a suscité le plus d’intérêt concerne l’évolution vers le financement local, comme la souligné Jenny Hodgson. De plus, Annika Poppe et Jonas Wolff indiquent que nous devons prendre en compte les gouvernements et leurs arguments normatifs en défaveur du financement étranger et de l’interférence étrangère.

Faire en sorte de s’adapter aux besoins financiers des défenseurs des droits humains en fonction du contexte local.

 Cependant, bien que le financement local puisse s’avérer viable et bénéfique, en fonction du contexte, dans certains pays du Sud, il peut également amplifier les problèmes liés au manque de pérennité et d’autodétermination collective, notamment dans le cadre de régimes autoritaires. Les généralisations ne sont d’aucune aide quant au débat sur la nature locale ou extérieure des financements. Nous devrions, au contraire, faire en sorte de s’adapter aux besoins financiers des défenseurs des droits humains en fonction du contexte local. Dans le cadre des régimes autoritaires, les défis juridiques et structurels qui se posent à la collecte de fonds locaux peuvent parfois rendre cela impossible ou contreproductif. La persécution des OLDDH par le biais de mesures juridiques ou extrajudiciaires est un de ces défis, tout comme le problème des inégalités de pouvoir très fortes.

Premièrement, plusieurs régimes autoritaires ont rendu l’existence même des OLDDH illégale en contrôlant le processus d’approbation des organisations et en supprimant leur agrément. Ceci force de nombreuses organisations à chercher des méthodes « créatives » pour s’immatriculer dans les dictatures plus permissives, ou à renoncer à s’immatriculer, tout en maintenant leurs activités, dans les situations les plus restrictives. Parfois les organisations locales vont jusqu’à localiser leur siège en dehors du pays tout en maintenant leurs activités locales via les militants qui sont sur le terrain. Le financement local est dans ce cas illégal, et peut déboucher sur des accusations  de terrorisme ou des violences extrajudiciaires. Le Rwanda et la plupart des pays du Golfe en sont l’exemple, les ONG pro-gouvernementales étant les seules autorisées et les militants vivant sous la menace permanente d’arrestation et de violence.

Deuxièmement, dans certains régimes autoritaires, l’état de droit est quasiment non existant et le pouvoir judiciaire fait office de bras armé de la dictature pour punir les défenseurs des droits humains et leurs partisans locaux. La prolifération des lois de lutte contre le terrorisme rend les OLDDH, ainsi que les militants des droits humains, et par extension les donateurs locaux, plus susceptibles d’être accusés de terrorisme. Ceci a pour conséquence d’instaurer un climat de peur agissant comme un frein pour les donateurs potentiels. Une autre conséquence est celle de la responsabilité morale, pour les organisations locales de défense des droits humains, d’éviter de mettre en danger leurs partisans. De plus, alors que les dictatures punissent sévèrement les dons locaux aux OLDDH avec des condamnations qui peuvent aller jusqu'a des peines de prison à vie, les dirigeants de ces organisations sont incités à minimiser le risque pour leur personnel et leurs militants. Par exemple, pour un grand nombre d’organisations, l’accès aux informations sur les financements est limité aux dirigeants afin que ces derniers soient les seuls impliqués en cas de répression sévère. L’atténuation des risques impose également de limiter le nombre de donateurs et de membres du personnel en lien avec une organisation ou un projet, ce qui implique de chercher des financements étrangers et de renoncer aux financements locaux, car la collecte de fonds au niveau local passe par une plus grande visibilité et publicité.


AFP/Alain Jocard (All rights reserved)

Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, un des dictateurs les plus brutaux, bénéficiaire de milliards de dollars d’aide en provenance des États-Unis et des monarchies du Golfe, lors de son discours contre l’intervention étrangère via les droits humains.


Troisièmement, dans certains pays autoritaires comme le Rwanda et l'Algérie, la corruption est rampante, et les entreprises et les hommes d’affaires sont intimidés et découragés de tout soutien aux OLDDH. Les organisations sont qualifiées d’ennemies du gouvernement, et les entreprises évitent volontairement tout lien avec ces dernières en raison de la relation mutuellement bénéfique entre elles et la dictature, ou en raison de la crainte de répercussions contre leurs intérêts économiques.

Deux critiques normatives contre le financement étranger portent sur les disparités intrinsèques de pouvoir, qui favorisent les donateurs des pays du Nord au détriment des pays du Sud, et l’accusation d’élitisme à l’encontre des OLDDH. Cependant, les disparités de pouvoir sont indiscutablement encore plus marquées au sein des pays du Sud, car le financement local se traduit souvent par le renforcement de l’élitisme. Par exemple, alors que les pays du Sud sont en proie aux inégalités extrêmes, la richesse est concentrée dans les mains d’un petit nombre de familles, d’entreprises ou de personnes. Si les OLDDH ont pour but de s’appuyer sur les financements locaux, elles doivent adapter leur discours pour séduire les grands donateurs au sein de leur communauté. Cela impliquerait que les OLDDH doivent rendre des comptes à une petite élite fortunée, au sein de leur pays, qui a de grandes chances d’être masculinehétérosexuelle, et issue du groupe religieux dominant. Comme les recherches montrent que la démocratisation pousse à la redistribution des richesses, il ne faut pas s’attendre à ce que les élites des régimes autoritaires soient particulièrement enthousiasmées par la démocratisation, la lutte contre la discrimination ou les droits économiques et sociaux. Alors que les OLDDH devraient, en théorie, pouvoir s’appuyer sur un grand nombre de petites contributions de leurs citoyens les plus pauvres, il est nécessaire que les défenseurs des droits humains soient libres d’interagir avec leurs citoyens et de les solliciter sans être arrêtés ou tués. Dans de nombreux pays, une telle liberté n’existe pas.

Très souvent, la solution la plus viable revient à compter sur les financements étrangers car les élites locales et les régimes autoritaires ont moins de contrôle sur ces derniers que sur les fonds locaux. Les régimes autoritaires, dans leur volonté d’essayer de limiter la possibilité de recours  à ce type de solution, avancent des arguments normatifs en terme de souveraineté nationale contre les financements étrangers, mettant en avant le fait que ce type de financement interfère de manière excessive avec leur souveraineté. Mais cet argument passe outre le fait que ces régimes autoritaires sont en partie le produit du colonialisme, qu’ils ont recours à la violence (physique et structurelle) pour annihiler l’autodétermination collective, et qu’ils sont souvent soutenus par des milliards de dollars en provenance des pays du Nord. Le financement étranger des ONG fait pâle figure en comparaison avec ces autres types d’influence.

Paradoxalement, dans ce contexte, le financement étranger pourrait permettre aux citoyens des pays du Sud de mieux se faire entendre. En dépit de la conditionnalité, les donateurs internationaux sont souvent très éloignés et ne peuvent pas toujours vérifier précisément la manière dont les fonds sont utilisés ou examiner en détail les activités des OLDDH. Les donateurs locaux (élites) sont plus proches, et bénéficient d’un accès plus direct et d’une plus grande capacité d’influencer les activités quotidiennes des OLDDH. Ce n’est pas pour dire que le financement étranger n’est pas problématique, ou qu’il n’implique pas de contrepartie. Mais les défenseurs locaux des droits de l’homme qui choisissent de risquer leur vie pour leurs droits sont mieux à même d’évaluer le contexte qui est le leur et d’identifier les instruments les mieux adaptés pour mener le travail à son terme. Au final, la méthode de financement, quelle qu’elle soit, leur permettant d’arriver à ce résultat, est la meilleure. Dans certains contextes, c’est le financement local, mais très souvent ce n’est pas le cas.  

Tout argument normatif concernant la supériorité du financement local doit prendre en compte la viabilité et l’utilité de ce type de financement dans chaque contexte spécifique. Le financement local peut être une approche viable et utile dans un cadre relativement démocratique, bien que même dans ce cas là, cet argument doive-t-être étudié. Entre-temps, les donateurs et les alliés de la société civile dans les pays du Sud doivent comprendre la situation spécifique des OLDDH, et mieux répondre à leurs besoins, que ce soit via la promotion de la collecte de fonds au niveau local ou en contournant et en remettant en cause les restrictions sur les financements étrangers. Accorder une plus grande place aux défenseurs locaux des droits humains dans le débat sur le financement est le seul moyen d’y arriver.