Il est temps de reconnaître le droit à la vie pour les sans-abri et les mal-logés

Le phénomène des sans-abri et de la précarité du logement se transforme en état de crise tant dans les économies des pays émergents que celles des pays développés. L’urgence et l’indignation que devraient susciter les conditions exécrables dans lesquelles vivent des millions de personnes semblent absentes. Les politiciens, les juges, et les citoyens ordinaires sont nombreux à avoir pris l’habitude d’ignorer, de stigmatiser, d’exclure et même de criminaliser les personnes en raison de leur pauvreté et de leurs conditions de logement précaires. La question est la suivante : comment en est-on arrivé là ?   

La réponse se trouve, au moins en partie, dans l’histoire du droit relatif aux droits de l’homme et à la décision, prise il y a 50 ans, de séparer le droit à un logement convenable et le droit à la vie qui étaient à l’origine réunis dans un seul document : la déclaration universelle des droits de l’homme. Depuis l’avènement des deux Pactes relatifs aux droits de l’homme séparant les droits sociaux, économiques et culturels des droits civils et politiques, le logement a davantage été considéré comme une aspiration de principe que comme un droit fondamental. La question du logement s’est ainsi retrouvée privée des valeurs fondamentales des droits de l’homme que sont la dignité, la sécurité et le droit à la vie dont le respect doit être assuré par des mesures opportunes axées sur les droits et l’accès à la justice en temps utile.

J’ai été convaincue du caractère artificiel de cette séparation dans mes échanges avec les mal-logés ; ils comprennent les liens profonds entre le droit à la vie et le droit au logement. Leurs revendications en matière de droits de l’homme ne portent pas uniquement sur le logement et ses services de base dans un cadre juridique clairement établi mais également, plus fondamentalement, sur la reconnaissance de leur droit à vivre dans la dignité et en sécurité. Ils disent ne pas être traités comme des êtres humains et être qualifiés d’envahisseurs, de vermines et de criminels juste parce qu’ils essayent de survivre. Ils ressentent le fait d’être oubliés et négligés par les gouvernements comme une dévalorisation constante et systématique de leur vie. 

La réalité vécue par les sans-abris et les personnes dont les conditions de logement sont précaires confirme cet état de fait. Environ un tiers des décès dans le monde sont liés à la pauvreté et à la précarité du logement. Le taux de mortalité des sans-abri peut être jusqu’à dix fois plus élevé que pour les personnes ayant un toit. Dans le monde, 100 millions d’enfants vivent dans la rue et font face aux menaces quotidiennes qui pèsent sur leur vie et sur leur sécurité. Tous les ans, les maladies liées à l’eau et à l’assainissement tuent plus de 840 000 personnes. Chaque année, 26,4 millions de personnes perdent leur maison à cause des catastrophes naturelles, un chiffre 60 % plus élevé qu’il y a quatre décennies. Comme nous le montre l’exemple tragique de Haïti, la précarité du logement augmente considérablement le risque de perdre la vie, et la précarisation du logement suite à une catastrophe naturelle ne fait que rendre encore plus vulnérable en cas de nouvelle catastrophe. 


Flickr/United Nations Photo (Some rights reserved)

A child in Raboto, Haiti--a town devastated by a hurricane and subsequent cholera outbreak in 2010. 26.4 million people lose their homes to natural disasters every year.


En situation de conflit, les maisons et les infrastructures ont été de plus en plus prises pour cible avec un coût humain très élevé. Les crises financières et du logement dans le monde ont entraîné une augmentation drastique du nombre d’expulsions et de saisies avec des conséquences nuisibles irrévocables pour les familles. Aux États-Unis, le nombre de suicides liés à la perte de logement a doublé. Les personnes handicapées continuent d’être privées d’aide pour assurer leur autonomie, se retrouvent forcées à vivre dans des établissements sociaux surpeuplés, sans vie sociale ou familiale, souvent obligées de faire de longs séjours en cellule d’isolement. Les migrants fuient des situations où leur vie est en danger pour se retrouver confrontés aux risques liés à la condition de sans-abri dans les pays de destination.

En dépit de la convergence évidente du droit à la vie et du droit à un logement convenable, le fait de dissocier ces droits de l’homme fondamentaux a eu pour effet de voir des situations très similaires être traitées de manière très différente. Quand les conditions de vies déplorables sont soulignées dans les prisons et les centres de détention, il va de soi que cela constitue une atteinte grave aux droits de l’homme qui implique la nécessité d’agir. Pourtant, lorsque des conditions de vie semblables ou pires touchent les bidonvilles, et ce en raison de l’incapacité des gouvernements à prendre les mesures nécessaires, elles ne sont pas considérées comme une violation des droits de l’homme. Elles sont, au contraire, reléguées au rang de discussions sur les politiques ayant trait aux infrastructures et au développement durable.

Ce cadre de référence a engendré des résultats illogiques dans les arbitrages en matière de droits de l’homme. Si une personne se retrouve sans abri à cause de l’action d’un État, qu’il s’agisse d’un cas d’expulsion du pays ou d’un logement, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, par exemple, s’est montré disposé à constater une violation des droits de l’homme, le droit de vivre à l’abri de tout traitement cruel et inhumain. Cependant, lorsqu’une personne se retrouve dans la même situation, sans-abri, mais cette fois en raison de la négligence ou de l’inaction d’un État, le Comité n’a pas considéré cela comme une violation des droits de l’homme. Cette application inégale entraîne la non-reconnaissance des prétentions aux droits de l’homme des sans-abri, des personnes handicapées, des femmes en proie à la violence et d’autres groupes. Ces personnes ne considèrent pas la réalisation de leurs droits de l’homme uniquement comme le droit de vivre à l’abri de tout mauvais traitement ou peine, mais plus fondamentalement comme un droit positif à un lieu où vivre dans la dignité, en sécurité et dans l’inclusion.   

Le fait de refuser de reconnaître les prétentions au droit à la vie nées de privations systémiques telles que les situations de sans-abrisme, de les juger et d’accorder des réparations, a d’énormes conséquences. Cela renforce une pratique en vigueur en matière de droits négatifs qui continue de priver les victimes de l’accès à la justice pour nombre des violations du droit à la vie les plus graves dans beaucoup de pays.

Le Comité des droits de l’homme de l’ONU est aujourd’hui en train d’élaborer une nouvelle observation générale (n° 36) sur le droit à la vie, ce qui représente une opportunité importante de réaffirmer son attachement à une interprétation plus inclusive de ce droit. Toutefois, malgré des changements prometteurs dans le langage utilisé, le projet initial persiste à scinder le droit à la vie en deux catégories reléguant les obligations à long terme de traiter du sans-abrisme et de la pauvreté à la catégorie des aspirations de principe dont le respect ne peut être assuré.

Le premier élément à prendre en considération pour déterminer l’étendue du droit à la vie ne doit pas reposer sur la cause de la privation, à savoir l’action ou l’inaction du gouvernement, mais sur la prestation à laquelle le titulaire du droit peut prétendre. Le défi qui se pose à nous est d’aller au-delà des deux catégories de droits et de rechercher une interprétation plus unifiée qui accorde la même reconnaissance aux personnes sans-abri et dans la pauvreté, et qui  garantisse l’accès à la justice et les réparations pour les violations les plus répandues et les plus flagrantes du droit à la vie et du droit à un logement convenable.

***Ceci est un résumé du rapport intégral présenté, le 25 octobre 2016, devant l’assemblée générale des Nations Unies, par Leilani Farha, Rapporteur spécial des Nations Unies.