Le lien entre droits humains et développement s’est-il étiolé ?

For many donors and some NGOs, the limited implementation of RBA can be attributed to the extraordinary success of the Millennium Development Goals (MDGs). EFE/Farooq Khan

Le début de ce siècle a vu l’émergence d’une évolution du plaidoyer des ONG, pouvant potentiellement accroître la collaboration et renforcer les actions de plaidoyer ainsi que leur impact. Les organisations de développement ont commencé à appliquer les normes internationales des droits humains dans leurs activités de plaidoyer ainsi que dans leurs programmes, alors que les organisations de défense des droits humains ont élargi leurs activités aux droits économiques et sociaux. De plus, l’approche du développement fondée sur les droits (RBA pour les initiales en anglais) a eu pour conséquence de faire évoluer l’action des organisations de développement qui se focalisaient traditionnellement sur les objectifs de l’aide caritative pour exiger dorénavant des États qu’ils respectent leurs obligations internationales en matière de droits humains.

Les organisations de défense des droits humains et les agences de développement s’appuient sur les droits humains pour s’attaquer aux problèmes de développement économique et social mais cette évolution est-elle significative et durable ? Nous avons affirmé en 2003 qu’il y avait des raisons d’espérer qu’une interaction croissante entre les droits humains et le développement puisse transformer les deux domaines et promouvoir la lutte contre la pauvreté et les inégalités extrêmes. Quinze ans plus tard, comment ce lien entre les droits humains et le développement a-t-il progressé ? La réponse est mitigée, décevante à certains égards, mais présente également de véritables avancées.

Dans un article récent, nous avons tiré un certain nombre de conclusions de notre recherche approfondie. Premièrement, il n’existe pas d’accord clair sur ce que veut dire « fondée sur les droits ». De notre point de vue, cela intègre tant un ensemble d’objectifs politiques (promouvoir la justice, l’égalité et la liberté), que le fait d’ancrer l’élaboration des programmes sur les normes et principes comme la non-discrimination et le devoir de protéger et de respecter les droits humains dans leur dimension économique et sociale. Les initiatives prévues devraient être évaluées à l’aune de ces principes et de ces normes. De plus, les RBA devraient tenir compte des devoirs des États en matière de droits humains, et les encourager via des activités de plaidoyer et des programmes élaborés en coopération avec les ONG. Cette compréhension d’une approche fondée sur les droits humains implique que le seul fait de « parler des droits » n’est pas suffisant. Cependant, c’est encore trop souvent le cas.

Deuxièmement, l’impact des RBA sur les agences de développement est difficile à déterminer et n’est prédominant que pour un petit nombre d’ONG. L’organisation Care a répertorié les mesures détaillées et concrètes que leur personnel peut prendre dans le cadre d’une approche fondée sur les droits et travaille afin de transcrire les principes des droits humains dans l’élaboration des programmes en matière de développement, comme dans son action sur les droits et la santé reproductive des femmes au Pérou. Un grand nombre de bureaux nationaux de l’organisation Save the Children ont renforcé leur application des normes et principes relatifs aux droits humains, comme le montre leur mise à jour des documents sur la défense des droits des enfants afin d’inclure l’expérience et les recommandations remontant du terrain. Les ONG américaines Plan International et American Jewish World Service (AJWS) ont adopté des variantes différentes de l’approche fondée sur les droits.  

Pour la plupart des grands donateurs influents dans le domaine du développement, la place occupée par les RBA au sein de leurs programmes ou analyses n’est guère évidente. Même les affirmations rhétoriques des approches fondées sur les droits sont passées au second plan au sein du DFID, du Sida, du PNUD, et d’autre grands donateurs qui ont très tôt défendu les RBA. « L’entente commune » des Nations Unies en 2003 a demandé des approches fondées sur les droits humains au sein des agences onusiennes et inspiré une rhétorique fondée sur les droits dans le système onusien. Mais les signes concrets d’une évolution au sein de la programmation sont occasionnels plutôt que prédominants, avec quelques exceptions importantes dans les agences de l’ONU qui travaillent à la promotion des droits des femmes et des enfants.

Certaines des raisons de cette mise en œuvre décevante sont évidentes. Pour un grand nombre de donateurs et pour certaines ONG, l’extraordinaire succès des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) peut expliquer la mise en œuvre limitée de la RBA alors que les OMD ont été au cœur du financement de l’aide au développement de 2000 à 2015. Le succès des OMD dans la mobilisation du soutien des donateurs a été quasiment sans précédent, et ont fait de l’ombre aux droits humains. Les OMD ont véritablement ignoré les obligations et principes relatifs aux droits humains qui gouvernent les droits économiques et sociaux. Les indicateurs et les cibles chiffrées des OMD ont également laissé de côté les priorités essentielles des droits humains comme le fait de s’attaquer aux inégalités et de mettre en place des systèmes de santé réactifs.

Concernant les organisations de développement, les facteurs organisationnels ont également joué un rôle. Ils font déjà intimement partie de la rhétorique et de la pratique en matière de participation et de consultation, et mettent l’accent sur les droits procéduraux. Mais le fait que les droits fondamentaux individuels et collectifs n’aient pas été liés à des biens et services tangibles spécifiques (logement, nourriture, et éducation, entre autres) signifie que les RBA, pour certaines organisations, reviennent à remettre l’accent sur les principes de participation communautaire qui ont prévalu dans le domaine du développement pendant 20 ans ou plus.

Qu’en est-il des ONG de défense des droits humains ? Leur travail sur la pauvreté et le développement s’est considérablement développé depuis les années 1990. L’évolution organisationnelle, l’innovation et un intérêt plus marqué sont notables au sein des grandes organisations internationales de défense des droits humains, du nombre croissant d’organisations plus petites et spécialisées dans les droits économiques et sociaux et des organisations locales de défense des droits humains. Human Rights Watch et Amnesty International se sont investies dans ce domaine non pas en lançant des initiatives en lien avec les droits ESC eux-mêmes, mais en s’appuyant en premier lieu sur leurs méthodes pour faire valoir et protéger les droits civils et politiques des militants intervenant dans le domaine des droits à la santé, de l’environnement et du travail. Amnesty a adopté une démarche plus directe et appuyée sur certains droits économiques et sociaux spécifiques. Cependant, les activités plus significatives et innovantes ayant le potentiel d’influer sur les pratiques en matière de développement ont principalement été du fait des ONG internationales spécialisées dans les droits ESC et par des ONG, des mouvements et des campagnes à l’échelle nationale.

Les actions de plaidoyer dans le domaine des droits humains ont entraîné la reconnaissance de nouveaux droits importants pouvant influer sur les pratiques en matière de développement, englobant le droit humain à l’eau et le droit au « consentement libre, préalable et informé ». Dans ce processus, le travail sur les droits humains a introduit de nouveaux outils et moyens d’action, notamment l’application des obligations relatives aux droits humains au-delà des frontières nationales, le lancement de campagnes visant à éradiquer la corruption comme celle de l’organisation Publish What You Pay, et des actions plus fortes sur les droits économiques des femmes en intégrant la problématique de propriété foncière et d’héritage. Afin d’évaluer les progrès des droits ESC et les initiatives prises par les autorités publiques, des indicateurs ont été développés. Ce sera important dans les années à venir alors que les défenseurs des droits humains vont s’engager dans le contrôle des progrès sur les Objectifs de développement durable (ODD). Cela va renforcer les opportunités de faire progresser les droits humains par rapport aux OMD, et les ODD peuvent être liés aux obligations des États dans le domaine des droits humains.

Les tendances aux « nouveaux droits » que nous avons identifiées au début des années 2000 n’ont pas toutes atteint leur plein potentiel. Nous avions alors mis en garde sur le fait que les RBA pourraient devenir un phénomène de mode de plus dans le domaine des pratiques en matière de développement. Nous craignons que ce soit aujourd’hui le cas, certaines méthodes des ONG ayant été modifiées sans toutefois déboucher sur un changement systémique. Néanmoins, en investissant le champ des droits économiques et sociaux, les organisations de défense des droits humains ont transformé de manière durable les pratiques du secteur et ouvert de nouveaux domaines en matière de plaidoyer. Enfin, l’émergence de nouveaux droits au croisement du développement, des droits humains, et de la défense de l’environnement va continuer dans les décennies à venir.