Les infrastructures de télécommunications en Palestine sont devenues un outil de répression

Photo: Anna/Flickr

Au checkpoint de Qalandia, le plus grand poste de contrôle militaire israélien en Cisjordanie occupée, aucun réseau de téléphonie portable n’est accessible. Les fournisseurs palestiniens n’ont pas l’autorisation d’installer d’équipement dans ce secteur et les fournisseurs israéliens non pas grand intérêt à le faire. Par conséquent, les palestiniens qui passent par ce poste de contrôle, un lieu où les droits humains sont bafoués de manière récurrente, se retrouvent dans ce qu’Helga Tawil Souri, spécialisée dans la recherche sur les médias, appelle « un no man’s land téléphonique ».

Pour appréhender ce no man’s land téléphonique, il est nécessaire de comprendre que les infrastructures permettant d’exploiter un réseau de téléphonie mobile sont tout sauf mobiles. L’exploitation d’un réseau de téléphonie cellulaire repose sur deux éléments clefs : des appareils mobiles et une antenne-relais fixe. Pour fonctionner, une zone géographique donnée est divisée en milliers de « cellules » géographiques qui sont toutes équipées d’une antenne-relais (appelée également station radio de base) qui est une installation physique couvrant une zone limitée. Les cellules se recoupent pour créer ce qui est communément appelé une couverture cellulaire, et le téléphone portable transmet et reçoit des signaux radio avec la station de base. Dans les zones où les cellules ne se recoupent pas, généralement en raison d’obstacles physiques, comme dans le cas d’un relief montagneux, la couverture est interrompue et la réception est limitée ou inexistante. Cependant, l’existence de zones blanches, comme dans le cas de Qalandia, s’explique par la politique plutôt que par la topographie, ce qui soulève d’importantes questions sur le lien entre la technologie mobile et les droits humains. Ces zones blanches mettent en exergue la problématique des infrastructures physiques et des inégalités et vulnérabilités structurelles engendrées par les infrastructures, en particulier en cas d’occupation militaire.

Les débats, d’une importance cruciale, sur les risques pesant sur les droits humains dans le domaine des technologies de télécommunications ont couvert des problématiques variées, comme le coût humain de la chaîne d’approvisionnement en lien avec les smartphones, le danger des applications mal conçues de rencontre pour les personnes LGBT, la question du droit au respect de la vie privée et de la surveillance exercée par les États. Cependant, nous devons nous pencher davantage sur les implications dans les domaines politiques, économiques et des droits humains du contrôle des infrastructures de téléphonie mobile en situation d’occupation, y compris de l’éventualité que les infrastructures soient utilisées comme une arme par une puissance belligérante occupante et exploitées dans une économie captive et sous contrôle.

Concernant les territoires palestiniens occupés, les infrastructures de télécommunications, bien qu’officiellement indépendantes et contrôlées par l’Autorité palestinienne et par les entreprises palestiniennes depuis 1995, demeurent sous le joug de l’occupation, une situation entérinée par les protocoles économiques figurant dans les accords d’Oslo. Les restrictions constantes, imposées par Israël sur la bande passante des liaisons sans fil, forcent Paltel, l’entreprise palestinienne de télécommunications, à acheminer tous les appels entre la Cisjordanie et Gaza, et de nombreux appels au sein de Gaza ou de la Cisjordanie, via des fournisseurs israéliens. Ces fournisseurs prélèvent un pourcentage sur toutes les recettes d’interconnexion des appels entre les lignes fixes et les téléphones mobiles palestiniens, ainsi que les appels entre les téléphones mobiles des opérateurs palestiniens et des opérateurs israéliens. Israël empêche Paltel d’exploiter sa propre passerelle internationale, exigeant que les opérateurs palestiniens passent par une entreprise immatriculée en Israël pour accéder aux réseaux internationaux. Ce type de pratique permet aux entreprises israéliennes de télécommunications, qui collectent des frais de terminaison pour les appels nationaux et internationaux, d’engranger des profits faciles.

La dépendance des infrastructures palestiniennes à l’égard de l’architecture israélienne pour toutes les activités liées à internet, aux lignes fixes et à la téléphonie mobile, donne également à la puissance occupante des capacités de surveillance massives qui peuvent être utilisées non seulement pour diffuser sa propagande mais également pour espionner la population occupée. En contrôlant les fréquences radio, l’armée israélienne peut pirater, perturber et couper les radiodiffusions. Israël, lors de son attaque militaire de grande ampleur sur Gaza en 2008-2009 et en 2014, a utilisé la possibilité d’appeler et d’envoyer des SMS aux résidents de Gaza dont les maisons, ou le quartier, étaient sur le point d’être bombardés. Le cyberespace palestinien, en particulier les réseaux sociaux, ont également fait l’objet d’une surveillance accrue, les tweets et les messages publiés sur Facebook servant de prétexte aux arrestations par les forces israéliennes des deux côtés de la ligne verte.

Les entreprises israéliennes de téléphonie mobile peuvent exploiter l’état de dépendance et la régression du secteur palestinien des télécommunications sans avoir de comptes à rendre. Déjà présents sur le terrain en tant que fournisseurs de service à des colonies illégales, avec des centaines d’antennes-relais parsemées dans toute la Cisjordanie, les entreprises israéliennes sont bien placées pour capter le trafic illicite dans leurs réseaux. Aidés par une occupation privilégiant les avant-postes en zone montagneuse et les installations militaires, les signaux cellulaires israéliens pénètrent profondément les centres urbains palestiniens. En fait, les signaux pénètrent si profondément que l’on peut se demander si ce déploiement excessif n’est pas délibéré, l’accès illicite au marché palestinien permettant de subventionner efficacement l’installation et la maintenance des infrastructures de télécommunications dans des colonies isolées à faible densité de peuplement.

Ainsi, bien qu’officiellement interdites d’opérer sur le marché palestinien, les entreprises israéliennes de téléphonie mobile, grâce à leurs activités non autorisées, captent environ 20 % à 40 % du marché palestinien des télécommunications. Au vu des restrictions imposées sur les opérateurs palestiniens, et notamment l’impossibilité de proposer la 4G (et jusqu’à récemment la 3G) et une couverture cellulaire exhaustive, ces chiffres ne sont pas surprenants. La Banque mondiale a estimé que, dans la période allant de 2013 à 2015, pour les opérateurs palestiniens de téléphonie mobile, la perte de chiffre d’affaires directement imputable à l’absence de 3G, se chiffrait entre 339 et 742 millions de dollars américains. De plus, leurs activités n’étant pas autorisées, les opérateurs israéliens de téléphonie mobile ne payent pas de frais de licence ou d’impôt à l’autorité palestinienne invoquant le problème de double imposition. Par conséquent, l’économie palestinienne ne reçoit pas même une fraction des profits conséquents générés grâce aux utilisateurs palestiniens.

Vu que le secteur israélien des télécommunications est intégralement privatisé, ce sont les entreprises internationales (comme Altice, basée aux Pays-Bas) et israéliennes (comme Bezeq) qui exploitent les télécommunications palestiniennes et captent les profits. Ces dernières années, plusieurs grandes entreprises de télécommunications ont adopté les Principes directeurs en matière de liberté d’expression et de protection de la vie privée qui s’inspirent des Principes de l’ONU en matière de protection, de respect et de réparation concernant les entreprises et les droits de l'homme. En 2017, sept entreprises de télécommunications sont devenues membres de l’organisation Global Network Initiative (GNI). Bien que positifs, ces efforts doivent être grandement renforcés afin d’adresser les préoccupations en matière de droits humains qui, comme celles dont nous avons parlé dans ce document, n’entrent pas dans le champ des droits à la vie privée et à la liberté d’expression. Tant que les entreprises de télécommunications persistent à négliger leur devoir en matière de respect des droits humains et du droit international et continuent d’opérer dans un contexte d’occupation prolongée et belligérante, les infrastructures de télécommunications resteront un outil de contrôle social, d’exploitation économique et de répression.

 

* Cet article est basé sur le récent rapport du centre de recherche Who Profits Research Center sur les télécommunications sous l’occupation israélienne. Ce rapport peut être consulté dans son intégralité ici.

*** This article is part of a series on technology and human rights co-sponsored with Business & Human Rights Resource Centre and University of Washington Rule of Law Initiative.