Un effort de longue haleine : une lutte créative pour ouvrir l’espace au Kenya

En octobre 2015, le Conseil kenyan de coordination des ONG a menacé de radier 957 organisations du registre des ONG au motif qu’elles ne lui avaient pas remis leurs rapports financiers. Les ONG concernées ont, pour la plupart, catégoriquement réfuté ces accusations. Quelques mois seulement auparavant, le secrétaire du cabinet en charge de la défense avait publié une liste de personnes et d’institutions soupçonnées d’avoir financé le terrorisme. Deux ONG renommées figuraient sur cette liste. L’une d’entre elles avait travaillé avec l’organe indépendant de surveillance pour enquêter sur des affaires d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées. Cette affaire portant sur la répression de leurs activités a fini devant les tribunaux compétents et les actions intentées à l’encontre des deux organisations ont été annulées par une ordonnance judiciaire.

Ce combat pour la légitimité n’est pas nouveau : le champ d’action de la société civile kenyane a fait l’objet d’une lutte entre cette dernière et le gouvernement depuis des décennies. Au début de l’année 1990, quand le Club de Paris a décidé que l’assistance humanitaire au Kenya serait facilitée par les ONG, les dirigeants du pays ont développé un intérêt soudain, et compréhensible, pour le monde des ONG. Qui étaient-elles ? Que faisaient-elles, et (vraisemblablement) comment le gouvernement pouvait-il mieux cerner le monde des ONG et avoir accès au financement ? Peu après, la loi sur la coordination des ONG de 1990, qui établissait les modalités d’immatriculation et d’agrément des ONG, fut débattue, votée et adoptée par le parlement. Cependant, cette loi n’est entrée en application qu’en 1992 après que de nombreux amendements ont été négociés entre les ONG et le gouvernement kenyan.

L’importante opposition des ONG face à la loi sur la coordination des ONG est riche d’enseignements, vu la diversité des stratégies et tactiques adoptées, et le degré de solidarité qui fut atteint à l’époque. Un groupe de travail ad hoc mena le combat en identifiant un ensemble de points de pression (au sein du gouvernement et des donateurs internationaux) afin de démontrer comment la nouvelle loi affecterait négativement les activités des ONG. Ce groupe mena simultanément de vastes consultations avec les ONG et les conseillers juridiques pour aboutir à un consensus sur les changements nécessaires. Il entra ensuite directement en négociation, à la demande des donateurs internationaux, avec un représentant du gouvernement. Au final, la loi fut modifiée pour prendre en compte toutes les préoccupations des OSC et elle entra en application peu de temps après.

Les OSC ont lancé une discussion pour identifier leurs attentes les plus importantes et la manière de les exprimer afin que ces dernières forment la base d’un cadre législatif.

Venons-en maintenant aux élections nationales de fin 2002, quand l’Union nationale africaine du Kenya (KANU) perdit le pouvoir après 39 ans de règne. Sous le président Mwai Kibaki, de nombreux dirigeants de longue date de la société civile ont été nommés à des postes stratégiques. En 2006, le gouvernement de Kibaki a publié une déclaration politique indiquant que la loi sur la coordination des ONG de 1990 devait être profondément réformée. Cette nouvelle politique devait adresser le « morcellement » important des ONG depuis 1990. Mais les modifications prévues n’étaient apparemment pas une priorité élevée car le gouvernement n’a pas donné suite. En 2009, les OSC ont lancé une discussion pour identifier leurs attentes les plus importantes et la manière de les exprimer afin que ces dernières forment la base d’un cadre législatif.

La majorité des organisations progressistes s’impliquèrent activement et unanimement dans le processus de réforme constitutionnelle du pays ainsi que dans la campagne qui déboucha sur sa promulgation en 2010. Elles furent nombreuses à jouer un rôle actif dans les débats sur la réforme constitutionnelle et, par la suite, à s’impliquer dans le référendum qui entraîna l’adoption de la constitution. Peu après que cette réforme devienne une loi kenyane, ce qui avait commencé comme une conversation informelle entre les dirigeants des OSC, sur les éléments nécessaires à un environnement favorable, forma la base du projet de loi sur les organisations d’utilité publique. Après la première lecture du projet de loi au parlement, ceux qui avaient participé à l’élaboration et à l’avancée de cette initiative étaient nombreux à percevoir cet effort comme une action à court terme qui « continuerait sur sa propre dynamique » une fois lancée. À ce stade, tout se déroula relativement aisément et la loi fut approuvée par le président Kibaki en janvier 2013.


Khalil Senosai/Press Association Images(All rights reserved)

Citizens in Nairobi cast their vote during the 2010 referendum for a new constitution in Kenya.


Lors des élections nationales qui eurent lieu en mars 2013 au Kenya, la coalition Jubilee arriva au pouvoir. Dans son manifeste de campagne, la coalition envisageait la création d’une loi sur les organismes de bienfaisance (semblable à ce qui est en vigueur au Royaume-Uni aujourd’hui) pour encadrer les relations du gouvernement avec les OSC. Mais l’inculpation du président et de son vice-président par la Cour pénale internationale posa un  problème, ainsi que le rôle actif joué par plusieurs OSC pour soutenir l’effort visant à rendre justice aux victimes des violences qui avaient suivi les élections de 2007 au Kenya. Ces faits eurent pour conséquence d’opposer les ONG au gouvernement du Jubilee.

Par conséquent, au lieu de mettre en application la loi sur les organisations d’utilité publique  passée en 2013 par le gouvernement précédent, le nouveau gouvernement proposa des modifications importantes. Une de ces modifications concernait le fait que les OSC ne devraient pas recevoir plus de 15 % de leur budget total de sources extérieures au pays, une mesure sans aucun doute inspirée par les lois éthiopiennes sur les ONG et qui paralyserait effectivement une grande partie des ONG. Les OSC ont réussi à s’opposer à cet effort grâce à un lobbying intensif des membres du parlement et en prenant le temps d’expliquer les effets possibles des changements envisagés. Ils invitèrent les décideurs politiques à tenir compte des chiffres, notamment sur les emplois directs qui seraient perdus par le nombre considérable d’OSC qui mettraient la clef sous la porte.  

Néanmoins, en dépit des demandes persistantes des ONG pour la mise en application de la loi sous sa forme initiale, le secrétaire du Cabinet responsable du contrôle des OSC constitua un groupe de travail pour consulter les ONG sur les « amendements nécessaires » et proposer la marche à suivre. Ce qui avait commencé en 2009 comme un processus de réforme ponctuel, volontariste et proactif, afin de définir et créer le type d’environnement opérationnel que les ONG aimeraient avoir au Kenya, se transforma en une bataille de longue haleine.

Les efforts continus pour protéger l’espace existant sont menés par les ONG kenyanes dans le cadre d’une coalition informelle qui englobe une grande diversité d’acteurs et renforce la solidarité nécessaire pour la lutte à venir. L’effort visant à garantir la mise en application, sans aucune modification, de la loi sur les organisations d’utilité publique de 2013, est mené par un Groupe de référence qui a développé un plan stratégique proposant de poursuivre systématiquement cet objectif. Les actions de plaidoyer, le développement du leadership au sein des ONG et l’éducation du grand public seront au nombre des étapes importantes dans cet effort. Les OSC internationales soutiennent activement cette initiative tout en restant sensibles au besoin de se contenir strictement à un rôle de soutien. D’un côté positif, cette lutte pour protéger activement notre espace a permis aux ONG de mieux définir leurs aspirations et d’établir des liens entre les différents acteurs au sein de la société civile, ainsi qu’avec les acteurs appartenant à d’autres secteurs de la société.