Il y a six mois, j'ai présenté un rapport au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies affirmant que la liberté d'association ne pouvait pas exister sans ressources, et que profiter de cette liberté impliquait le droit de solliciter, recevoir et utiliser des ressources financières. Ce rapport réagissait face à la tendance croissante des États de restreindre l'accès de la société civile aux fonds financiers, en particulier émanant de sources étrangères.
Le rapport présentait des lois dans le monde qui visaient à limiter la capacité de la société civile à recevoir des fonds financiers, remettant ainsi en cause leur existence même. Il soulignait également le fait qu’aucune restriction de ce type ne s'appliquait au secteur marchand ou au gouvernement lui-même.
Certaines des lois que nous avons étudiées se distinguaient comme étant particulièrement draconiennes.
Il y avait l'Éthiopie où une loi interdit les organisations non gouvernementales intervenant dans le domaine de la défense des droits de recevoir plus de 10% de leur financement de sources étrangères. Il y avait la Russie où une loi de 2012 exige que les organisations non commerciales financées par l’étranger et s’engageant dans des « activités politiques », un terme vague et au sens large, de s’enregistrer comme « agents étrangers ». Et il y avait l'Algérie où les organisations issues de la société civile ne peuvent recevoir aucun financement étranger sans un accord spécial du gouvernement.
Imaginez le choc pour moi quand, il y a environ six semaines, mon pays, le Kenya, paraissait être sur le point de rejoindre ce club.
À la fin du mois d’octobre, le gouvernement kenyan déposa discrètement un projet de loi visant à modifier la loi de 2012 sur les Associations Reconnues d’Utilité Publique (ARUP). Le contenu était caché dans un projet de loi « omnibus » normalement utilisé pour des ajustements législatifs mineurs. Mais ces changements étaient tout sauf secondaires.
Le projet de loi proposait un plafond sur le financement étranger pour les ARUP kényanes (une catégorie qui comprend les ONG) en limitant ces fonds à 15% de leur budget total. Il aurait également exigé que tous les financements destinés aux ARUP passent par un organisme gouvernemental, qui aurait seul décidé quelle organisation obtiendrait des fonds et à quelles fins.
Heureusement, les amendements ont été rejetés de justesse le 4 décembre suite à une très vive mobilisation locale et internationale. Mais le fait que cette législation potentiellement dévastatrice ait été déposée est choquant et souligne la menace croissante qui pèse sur la société civile, que ce soit au Kenya ou ailleurs dans la région.
La société civile fait l'objet d'attaques à travers toute l’Afrique. Tout juste un an après son entrée en application, la loi de 2009 sur les ONG en Éthiopie aurait provoqué une diminution de 60% du nombre d’associations accréditées de la société civile. Elle a essentiellement éliminé toutes les organisations de défense des droits, y compris celles travaillant pour les droits des femmes et des enfants. Au Soudan du Sud, le gouvernement est sur le point d'adopter une loi qui lui donnerait des pouvoirs étendus pour contrôler la société civile. La Zambie s’efforce également de mettre en œuvre une loi sur les ONG donnant au gouvernement des pouvoirs excessifs pour contrôler le travail des ONG et pour faire respecter l'enregistrement obligatoire.
Et le Kenya n'est certainement pas encore tiré d’affaire. La probabilité que ce projet de loi revienne à l’ordre du jour est importante. Mais nous pouvons en tirer des enseignements, à la fois dans la compréhension de la menace, et, espérons-le, en aidant à la combattre ailleurs.
L’avancée du Kenya vers une dangereuse croisée des chemins
Au Kenya, la menace arriva discrètement et rapidement : Il n'y eut pas d'avertissement préalable sur le fait que les modifications de la loi kenyane sur les ARUP étaient à l’ordre du jour, ni la moindre consultation avec la société civile comme l'exige la Constitution.
Mais cette ruse était peut-être prévisible : le projet de loi était essentiellement une tentative d'assassinat contre le secteur ONG. Le CSO Reference Group(Groupe de référence des OSC) a estimé que cette loi aurait pu entrainer la perte de plus de 240 000 emplois. L'impact humanitaire aurait également été immense : jusqu'à 20 millions de kenyans auraient pu perdre l'accès aux soins de base de la santé publique alors que d'autres services auraient connu des réductions draconiennes. Les ONG travaillant dans le domaine des droits de l’homme et de la responsabilisation des pouvoirs publics auraient sans doute totalement disparues ou peut-être même rejoint la clandestinité. Et le Kenya aurait été privé d'au moins 5 milliards de dollars de devises qui arrivent par le biais de ce secteur chaque année.
Comment le Kenya est-il arrivé à une croisée des chemins aussi dangereuse, où les législateurs envisageraient sérieusement l'éviscération de la société civile du jour au lendemain ?
Les réponses pourraient faire l’objet de tout un livre et elles ont d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre dans les journaux dernièrement. Le président Uhuru Kenyatta et le vice-président William Ruto, en fonction depuis moins d'un an après son arrivée au pouvoir suite à des élections truquées, sont accusés de crimes contre l'humanité devant la Cour pénale internationale. Ces accusations résultent de leur implication présumée dans les atrocités au cours des élections de 2007, quand la violence organisée tua plus de 1000 personnes et en déplaça un demi-million. Et depuis leur prise de pouvoir, leur action gouvernementale a été entièrement vouée à trouver le moyen d’échapper à ces accusations.
La réputation de leur coalition au pouvoir a été encore entachée après l'attaque terroriste du centre commercial Westgate, avec le siège raté et le pillage par les soldats envoyés dans le cadre d’une mission de sauvetage.
Et ce régime est particulièrement allergique aux critiques et à la contestation, appelant constamment les kenyans à « parler d'une seule voix », cette voix étant bien entendu uniquement la leur. Ceci a peut-être pu fonctionner dans les années 1970 et 1980 sous le joug sévère de la dictature, mais c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui, avec une société plus mondialisée et éclairée, et une nouvelle constitution qui souligne l’importance des droits de l’homme.
Ils sont néanmoins déterminés à détruire ces acquis et à porter un coup fatal à la constitution. Ce fut d'abord le tour des médias à être visés, par un projet de loi qui proposait la création d'un tribunal d’État pour réglementer, condamner à des amendes et même suspendre les journalistes indépendants. Suite au tollé général, le président Kenyatta déclara qu'il ne promulguerait pas la loi et promit des modifications la rendant équitable et constitutionnellement acceptable. Mais les modifications qu'il apporta étaient encore pires !
Ils s’en prirent ensuite à la société civile. Cibler le financement étranger est un moyen efficace de réduire au silence la société civile, que ce soit au Kenya ou ailleurs. Il n'y a pas de culture généralisée de la philanthropie et la pauvreté reste très répandue. En outre, le monde de l’entreprise, qui constitue l'alternative traditionnelle aux financements de l'État et de l'étranger, est étroitement lié à l'État. Peu d'entreprises veulent avoir affaire aux régimes en place, laissant le financement étranger jouer le rôle central pour toutes les ONG.
Le jeu cynique du soutien populaire
Un aspect inquiétant de la campagne visant à faire passer cette loi en force fut le recours à la carte de « l’anti–impérialisme », faisant abstraction du fait que ceux qui l'utilisent sont totalement tournés vers l'Occident. La société civile était déjà appelée par un jeu de mots en anglais « la société diabolique » et les Kenyans travaillant dans le domaine des droits de l’homme de plus en plus décrits comme étant à la solde de l’étranger. Les critiques, en particulier dans les médias sociaux, ont recours à l'imagerie brute, caricaturant les dirigeants des mouvements des droits l'homme comme des traîtres et des charognards pourchassant l’argent étranger. Bien sûr, ils ne font aucune mention du fait que les fonds étrangers maintiennent des millions de personnes en vie et en bonne santé, ni qu’ils aient élevé le niveau de conscience populaire via l'éducation civique.
Cet argument fallacieux constitue un problème dans toute l'Afrique et dans d'autres pays en développement.
Un exemple plus subtile de cette tactique pernicieuse est paru dans The Daily Nation, le plus grand journal du Kenya, le 26 novembre dernier. Dans un éditorial, le journal écrit : « Si certaines ONG se comportent comme si elles agissent à la demande des étrangers, alors elles ne peuvent pas s'attendre à être accueillies les bras ouverts par les gouvernements ». Il s’agit là d’une publication -- détenue en majorité par un étranger-- qui a gagné sa réputation par sa couverture sans concessions de l’actualité et ce, depuis 1960. Du coup, elle se trouve en train de défendre une législation visant à étouffer le secteur ONG.
Pire encore, le document laisse entendre que la démocratie, les droits de l’homme, la responsabilisation, la liberté d'association et une foule d'autres questions « préconisées par certaines ONG » seraient des valeurs « étrangères ». Quelle insulte à tous les citoyens du Kenya ! Ces droits sont des droits universels et intégrés au sein de notre propre constitution. Comment peut-il être vu comme étant « non- Kenyan » de se battre pour eux ?
Le droit de solliciter, recevoir et utiliser des ressources financières fait partie du droit à la liberté d’association. Toute attaque de ce droit est une attaque frontale contre la démocratie. Peu importe si l'argent provient de sources locales ou étrangères. Il n'existe aucune base juridique ou logique pour faire cette distinction, comme l’illustre d’ailleurs le secteur à but lucratif.
La voie à suivre
Le Kenya a pu esquiver l’attaque cette fois-ci, mais ce n’est pas le cas de l’Éthiopie. Et le temps presse au Soudan du Sud et en Zambie. Attristé de voir le Kenya en arriver là, je crois que notre expérience peut néanmoins être instructive.
La première leçon à tirer du Kenya, c'est que nous devons résister au discours anti- colonial anachronique visant principalement à détruire la démocratie et à étouffer la contestation. Nous devons utiliser le discours des droits de l'homme en tant que norme universelle et nous orienter vers une approche du développement fondée sur les droits plutôt que sur les seuls résultats matériels. Les modifications proposées par le Kenya concernant les ARUP allaient à l’encontre du droit national et du droit international, et le fait de souligner ce constat ne saurait constituer un acte antipatriotique. La mobilisation par la société civile de ses partenaires internationaux pour mener à bien cette lutte ne constitue pas non plus un acte antipatriotique. Ceux-ci sont souvent les mieux placés pour protéger la société civile là où elle est fragile et lorsque leur contribution au budget national est importante.
Nous devons aussi résister à l’idée sous-entendue que les citoyens ordinaires ne méritent pas une société civile indépendante et que leurs dirigeants soient plus éclairés qu’eux. Avancer l’idée que ce genre de paternalisme d'État fasse partie « de notre culture » est un abus de notre intelligence. Les régimes dictatoriaux se sont toujours abrités derrière de tels arguments.
Le paradigme dominant du cycle international de financement doit également être repensé. Les propositions annuelles avec des rapports trimestriels peuvent fonctionner dans un environnement favorable, mais lorsque ce n’est pas le cas, ils créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Il est temps d'aller vers l’idée d’ « l'investissement social», en particulier pour les organisations de la société civile qui sont les plus menacées. Cela peut leur permettre de survivre à ces menaces et leur donner une assise financière habilitante. Ce n'est pas une idée nouvelle : elle prévalait des deux côtés au cours de la guerre froide. Considérer la guerre déclarée contre la société civile comme une nouvelle guerre froide va peut-être devenir nécessaire.
Et nous devons mieux travailler pour éduquer les gens sur l’ampleur et la profondeur de la société civile. Elle ne se résume pas seulement aux grandes ONG internationales. La société civile est également constituée d’organisations populaires de base, de sociétés de préservation locales, d’associations de défense des droits de l’homme, et, au delà, de tout groupe de personnes se réunissant afin de travailler pour le bien commun, améliorer leur communauté ou responsabiliser leurs dirigeants. Et il est temps que ces groupes travaillent en étroite collaboration et coordonnent leurs fonctions de façon à créer des synergies pour que, par exemple, les prestataires de soins dans le domaine de la santé travaillent de près avec des groupes de responsabilisation pour éviter une approche réductrice de « charité » et passer à une approche inspirée par les droits de l’homme.
La société civile est peut-être le meilleur moyen que nous avons pour garantir le pluralisme, l'ouverture d’esprit, la tolérance, la participation civique et la démocratie. Il ne s'agit pas uniquement d'une seule voix mais d’une chorale. Si jamais le gouvernement réduit cette chorale au silence, il aura supprimé l’autonomie de son peuple. Et défendre ce droit ne sera jamais une trahison.