Droits humains : lutter contre les inégalités en mobilisant les agents du changement social

Foto: GovernmentZA/Flickr

Le 10 décembre 2018 a marqué le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Quelques mois avant cet anniversaire, Samuel Moyn, professeur de droit à Yale, publiait son livre Not Enough: Human Rights in an Unequal World (Pas suffisant : les droits humains dans un monde inégal), un récit provocateur sur l’échec des droits humains dans la lutte contre le capitalisme mondial et la montée concomitante des inégalités sociales. Dans son livre, Moyn soutient que « … aucune ONG de défense des droits humains, basée dans les pays du Nord ou du Sud, ne place les inégalités au cœur du problème ». La critique de Moyn (qui renvoie aux autres critiques contemporaines des droits et de leurs limites), souligne que le mouvement des droits humains s’est détourné de la vision résolument redistributive et égalitariste de la DUDH en laissant une place prédominante aux droits civils et politiques dans les traités internationaux et dans les organisations non gouvernementales. 

Cependant, comme le souligne Wendy Brown, on passe ainsi à côté du principal pouvoir des droits. Les droits mobilisent les agents du changement. Elle parle du paradoxe des droits selon lequel les droits qui « … insistent sur nos souffrances, nos blessures ou les inégalités nous enferment dans l’identité définie par notre subordination, et les droits qui ignorent cette spécificité permettent de continuer à rendre notre subordination invisible, voire à même la renforcer ». Toutefois, en soulignant cette subordination, le langage des droits humains affirme le caractère insoutenable de l’injustice actuelle tout en exposant les conditions et en dessinant les contours de la justice dans le futur. En d’autres termes, la critique de Moyn néglige le pouvoir émancipatoire des droits, non pas en tant que finalité ou instrument, mais dans leur capacité à exprimer ce à quoi pourrait ressembler l’égalité et la liberté. Revendiquer le respect des droits permet d’ouvrir un espace civique permettant de se mobiliser en faveur du changement social.

La capacité des droits humains à ouvrir des espaces civiques permettant aux groupes subordonnés de penser, rêver, planifier et mobiliser est visible dans le monde entier. En Afrique du Sud, les droits ont servi de cadre structurant depuis 1994, notamment au moyen de procédures judiciaires d’utilité publique. L’institut sud-africain des droits socio-économiques (Socio-Economic Rights Institute of South Africa ou SERI) que j’ai cofondé et dirigé de 2010 à 2012 est un de ces acteurs dans la lutte en faveur des droits humains.

Le SERI s’est d’emblée concentré sur les égalités socio-économiques : son logo, le E de l’acronyme SERI, représente le symbole de l’égalité. La Fondation Ford fait partie de ses fondateurs, et a elle-même placé la lutte contre les inégalités au centre de ses priorités depuis 2012. En se basant sur ses liens avec les individus et communautés en proie à l’exclusion socio-économique, ainsi qu’avec les mouvements sociaux et autres organisations non gouvernementales, le SERI considère que son rôle consiste à agir afin de « protéger et élargir le champ d’action politique au sein duquel les individus et les communautés organisent le changement social et plaident en sa faveur ». Le travail du SERI est donc ouvertement « politique » (au sens large du terme).

Le SERI travaille sur toute une série de thèmes transversaux identifiés par ses partenaires comme étant les lignes de fractures les plus pertinentes (accéder au logement, gagner sa vie et élargir le champ d’action politique) et intègre les procédures judiciaires à ses actions dans le domaine de la recherche et du plaidoyer. Pour le SERI, d’un point de vue stratégique, les procédures judiciaires devraient a) remettre en cause et faire bouger les frontières structurelles dans l’intérêt public, et/ou b) à un niveau plus direct et local, supprimer les barrières et construire un espace au sein duquel les partenaires du SERI peuvent mieux s’organiser, se mobiliser et améliorer leurs conditions d’existence.

Le SERI a remporté d’important succès juridiques et a gagné la plupart de ses affaires. Dans le domaine du champ d’action politique, le SERI a défendu avec succès des militants communautaires contre les arrestations et les détentions illégales, s’est assuré qu’un certain niveau de justice soit rendu pour les familles des mineurs de Marikana qui furent tués par la  police au cours des manifestations du mois d’août 2012, et a assoupli le cadre juridique entourant l’organisation des manifestations. Dans le domaine de la vie quotidienne, le SERI a fait évoluer la jurisprudence sur les expulsions dites justes et équitables, a forcé le gouvernement à améliorer les zones d’habitations informelles et à fournir des services, et a développé le droit permettant de limiter le pouvoir des acteurs privés (comme les banques et les bailleurs) dans leur action contre les propriétaires ou les locataires dont les revenus sont faibles. De cette manière, le SERI a obtenu des avancées significatives face au statu quo politique et socio-économique.

Parallèlement à ces victoires juridiques, le SERI a également connu des déceptions, notamment en lien avec ses tentatives de pousser les tribunaux à définir le contenu du droit au logement. Plus dommageable, les inégalités structurelles et l’exclusion socio-économique en Afrique du Sud se sont aggravées plutôt que réduites. Cependant, selon la théorie du changement du SERI, les procédures en contentieux (et plus généralement, les droits humains) sont un moyen plutôt qu’une fin, visant à « la création … d’espaces dans lesquels les hommes et les femmes peuvent agir pour eux ». Ainsi, reconnaissant que la lutte est permanente, le SERI a utilisé les droits pour souligner l’injustice, formuler des alternatives plus justes et ouvrir le champ d’action dans lequel les groupes subordonnés peuvent s’organiser et se mobiliser en faveur du changement social pour une société et une économie plus progressiste. Il semble que les droits humains puissent, paradoxalement, suffire à s’assurer que, selon les mots de Martin Luther King, « l’arc de l’univers moral … tend(e) vers la justice ».