Pour une nouvelle histoire des droits sociaux

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Les droits économiques et sociaux (souvent abrégés par la formule « droits sociaux ») n’ont jamais été des droits « de deuxième génération ». Pourtant, depuis les années 1970, on a généralement admis que les droits sociaux (tels que le droit à l’alimentation, au travail, à l’éducation et à la santé) étaient apparus au XXe siècle, figurant ainsi des apports socialistes aux droits civils et politiques « de première génération » issus du libéralisme du siècle des Lumières et de l’ère des révolutions. La persistance de cette chronologie erronée a masqué une histoire bien plus ancienne, qu’explore le nouvel ouvrage Social Rights and the Politics of Obligation in History

Pour expliquer les difficultés rencontrées quant à la concrétisation des droits sociaux à travers les siècles dans le monde entier, ce livre se concentre sur les conflits liés à la question de savoir qui détenait effectivement ces droits, et sur les moyens par lesquels ces droits ont été mis en place. Ces « politiques de l’obligation » ont considérablement évolué au fil du temps.   

En Europe, à la fin du Moyen-Âge et au début de l’Époque moderne, les populations pauvres devaient selon la loi bénéficier d’une assistance sociale. Bien que le terme de « charité » soit celui qui avait cours pour qualifier cette assistance, l’obligation d’être charitable n’était pas uniquement morale mais également légale, et les tribunaux faisaient appliquer ces lois.

L’avènement des principes de liberté, d’égalité, de souveraineté nationale et de lois internationales à L’Époque moderne a bousculé ces anciens schémas de droits sociaux et d’obligation. Étonnamment, ce sont les défenseurs d’une société de libre marché du siècle des Lumières, les physiocrates français, qui ont les premiers articulé les droits sociaux en termes constitutionnels. 

Ces économistes politiques et leurs partisans révolutionnaires français pensaient que les droits sociaux adviendraient une fois que la propriété serait libérée des obligations féodales et des privilèges de monopole. Parce que l’économie se développerait, avançaient-ils, les travailleurs trouveraient des emplois, de la nourriture, et accéderaient à un bien-être général. Ceux qui ne seraient pas en mesure de travailler du fait de leur âge ou de leur handicap pourraient encore recevoir offre de charité, mais cette dernière serait alors donnée volontairement plutôt que de représenter une obligation légale. Dans ce nouveau monde régi par la liberté individuelle, les moyens économiques et philanthropiques caractérisés par la volonté garantiraient les droits sociaux.

Cependant, au lieu de se développer, l’économie de la Révolution française s’est effondrée. En 1793, les révolutionnaires jacobins proposèrent (ce qui fut hautement contesté et mis en œuvre de manière fort variable) que l’État garantisse lui-même le bien-être de la population. Ceci nécessitait toutefois des impôts et une règlementation du marché, que beaucoup considérèrent comme une attaque aux droits de propriété. S’ensuivirent des luttes violentes liées aux questions de propriété, d’impôts et de redistribution, attisant la politique de la Terreur. Après cela, au XIXe siècle, radicaux comme partisans du libéralisme tournèrent le dos aux droits sociaux. Les libéraux soit s’accrochaient à leur foi dans le libre marché (saupoudrée de philanthropie), soit acceptaient que l’État apporte son aide mais seulement à sa propre discrétion, et non en réponse à un droit constitutionnel. 

Le retour des droits sociaux au tournant du XXe siècle doit aux libéraux d’avoir finalement admis que l’État devait garantir le bien-être des individus en en faisant un droit, et aux socialistes ainsi qu’aux syndicats d’avoir finalement fait confiance à l’État pour le faire. Un tel consensus émergea au niveau des droits sociaux que même les régimes totalitaires, tels que l’URSS, se sont sentis obligés de les reconnaître. 

Pourtant, alors même que se formait ce consensus, d’anciens points de vue persistèrent, le mettant directement à mal. Certains continuèrent de répéter que les marchés étaient plus efficaces que les États pour garantir le bien-être des individus. D’autres pensaient que démocratiser le pouvoir économique irait plus loin que ne le ferait l’État social dans l’effacement des inégalités produites par le capitalisme.  

Or, si effacer les inégalités socio-économiques était une chose, éradiquer les hiérarchies liées aux différences sociales en était une autre. Cette nouvelle étude, publiée en janvier 2022, montre que les droits sociaux ont eu un rapport ambivalent aux différences sociales définies par le genre, l’ethnicité et la religion. Dans certains cas, l’exigence des droits sociaux a été motivée par le désir de corriger des injustices historiques. Les différences sociales ont donc servi de justification pour réclamer des droits sociaux. 

Dans d’autres cas, les droits sociaux ont renforcé les différences sociales, comme dans la France ou le Japon du milieu du XXe siècle, où les maris et les pères ont reçu des indemnités qu’on refusait aux femmes, puisqu’on attendait d’elles qu’elles restent à la maison.  On peut soutenir les droits sociaux tout en reconnaissant néanmoins qu’ils peuvent potentiellement maintenir, voire exacerber, des relations de pouvoir inégales. Bref, la manière dont on met en œuvre les droits sociaux est cruciale. 

Les droits sociaux ont fait partie intégrante de l’internationalisation du projet des droits humains après la Seconde Guerre mondiale. Leur définition a fait l’objet de désaccords mais la Déclaration universelle de 1948 y a apporté une certaine clarification, en les liant plus étroitement au principe de non-discrimination. Dans ce contexte, les droits sociaux ont contribué au travail concernant les droits civiques et politiques et ont de manière incontestable soutenu l’évolution d’un cadre international des droits humains.

Notre ouvrage étudie les divergences idéologiques en matière de droits sociaux au niveau mondial dans la période de l’après-guerre. Il se penche également sur la manière dont la politique de l’obligation a commencé à être interprétée au niveau international. On peut citer par exemple le cas des habitants africains des territoires sous tutelle des Nations unies qui, dans les années 1950, demandèrent au Conseil de tutelle de l’ONU de protéger leurs territoires et leurs moyens de subsistance des dangers des puissances coloniales, illustrant là l’extension de la lutte pour les droits sociaux au niveau international, et la nature des obligations des États dans un contexte de fin de l’ère coloniale. 

Et effectivement, l’histoire des droits sociaux après 1945 s’articule de manière particulièrement forte à la question de la décolonisation et de ses conséquences. Avec la décolonisation, les anciennes puissances coloniales pouvaient se laver les mains des inégalités extrêmes qu’elles avaient créées dans leurs précédentes colonies, et passer cette responsabilité non-assumée concernant les droits humains aux nouvelles nations indépendantes.    

Or, les dirigeants de ces nouvelles nations ont usé de leur souveraineté pour appuyer leur programme d’État développementaliste, et éviter qu’on surveille les multiples formes de violation des droits humains. À cet égard, la décolonisation a créé le terreau idéal pour refuser les droits sociaux. C’est dans ce triste contexte que les droits humains entrèrent dans la décennie 1970.   

Une histoire plus approfondie des droits sociaux peut nous aider à identifier les facteurs qui ont entravé le projet des droits humains. Elle nous sensibilise à l’importance de l’obligation d’ordre sociale. Comprendre les politiques dans lesquelles s’inscrit l’obligation au cours de l’histoire nous permet de mieux articuler notre discours sur les droits humains à l’heure du changement climatique, des pandémies et des inégalités mondiales grandissantes.  

En définitive, Social Rights and the Politics of Obligation in History prouve que les droits sociaux ont toujours joué un rôle important dans l’histoire des droits humains, et montre pourquoi des projets plus larges mêlant recherche et pratique doivent être menés. Surtout, cette étude nous invite à remettre les droits sociaux au centre de l’imaginaire des droits humains au niveau mondial.