Lutter contre les inégalités en tant qu’injustice : quatre défis pour les droits humains

Au cours des trois derniers mois, openGlobalRights a réuni d’éminents spécialistes issus de différents domaines pour débattre des inégalités économiques sous l’angle des droits humains.  

En posant le cadre du débat, nous avons affirmé que la tendance mondiale à l’aggravation des disparités entre les riches et les pauvres, et à la concentration toujours plus forte des richesses dans les mains d’une petite élite, est l’un des principaux problèmes de politique publique de notre époque et une caractéristique déterminante de l’ordre économique mondial. Un rapport récent d’Oxfam révèle que la crise des inégalités a atteint de nouveaux extrêmes, avec les 1 % les plus riches qui possèdent maintenant plus que le reste du monde réuni. Cependant, les implications de ce phénomène alarmant sur le plan des droits humains n’ont reçu que peu d’attention de la part de la communauté des droits humains.  

Jusqu’à présent, les contributeurs au débat font partie du nombre croissant d’intellectuels et de praticiens spécialistes des droits humains qui brisent ce silence. Cet article s’appuie sur ce qui a été abordé lors de ce débat pour proposer quatre missions essentielles pour le mouvement des droits humains afin de faire face aux défis conceptuels, normatifs, stratégiques et méthodologiques qui se posent lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux inégalités économiques.

Conceptualiser les inégalités économiques en tant que problème relevant des droits humains

Comme le souligne Sakiko Fukuda-Parr, la plupart des contributions qui ont, à ce jour, été apportées au débat voient les extrêmes inégalités économiques comme une menace pour les droits humains pour des raisons instrumentales, par exemple, parce que cela fausse l’accès à la participation politique ou aux biens et aux services dont les gens ont besoin pour jouir de leurs droits à la santé, à l’éducation ou au logement. Elle nous exhorte à aller plus loin en considérant les inégalités extrêmes comme une injustice fondamentale. En revanche, Samuel Moyn soutient que « même parfaitement appliqués, les droits humains sont compatibles avec les inégalités extrêmes ».

Alors quelle est la relation entre les inégalités économiques extrêmes et les droits humains : une injustice intrinsèque, une menace instrumentale ou un phénomène indépendant ?   

Les inégalités économiques sont clairement un problème des droits humains lorsqu’il peut être démontré qu’elles sont la cause ou la conséquence des violations des droits humains. Le lien entre l’aggravation des inégalités et les violations des droits économiques et sociaux est devenu clairement visible dans le récent contexte d’austérité et de récession dans de nombreux pays.

Prenez l’exemple de l’Espagne. Le pays a vu une augmentation brutale des inégalités de revenu depuis la crise économique de 2008, pour devenir l’un des pays les plus inégalitaires en Europe. Comme l’a montré le Centre pour les droits économiques et sociaux (CESR), un des nombreux facteurs de causalité de cette tendance est la stagnation du revenu minimum à un niveau nettement inférieur au seuil fixé dans les traités européens sur les droits sociaux, alors que les revenus élevés ont été privilégiés par une structure fiscale régressive et discriminatoire incitant à la fraude et à l’évasion fiscale. La hausse des inégalités de revenu peut ainsi être directement attribuée à une violation des obligations du gouvernement en matière de droits humains dans le domaine du travail et de la politique fiscale. La hausse des inégalités économiques en Espagne s’est traduite par des disparités croissantes dans l’accès à la santé, au logement et autres droits économiques et sociaux.


Pablo Blazquez Dominguez/Getty Images (All rights reserved)

A woman gives change to a homeless woman in Madrid, Spain—a city ranked one of the most economically segregated in Europe.


Les études qui s’appuient sur l’expérience vécue par d’autres pays ont également montré comment les inégalités extrêmes peuvent entraîner, de manière plus indirecte, la privation chronique des droits humains en alimentant les crises financières, les conflits armésla répression étatique et la confiscation politique. Comme le soulignent Balakrishnan et Heintz, ce sont des conditions dans lesquelles tous les droits humains sont systématiquement en danger.

En plus d’être le symptôme ou la source des privations des droits humains, les inégalités économiques extrêmes peuvent-elles être considérées comme étant intrinsèquement incompatibles avec les normes des droits humains ? Que nous disent exactement ces normes sur les inégalités économiques ?

Élaborer la base normative pour s’attaquer aux inégalités économiques 

Alors que le droit international des droits humains est peu explicite quant au niveau d’inégalités économiques qui pourrait être compatible avec la réalisation des droits humains, un cadre normatif fort, pour s’attaquer aux inégalités et remédier à leurs conséquences, peut être développé en se basant sur plusieurs piliers complémentaires des principes des droits humains.

Premièrement, le droit international des droits humains adresse directement la question de la répartition des ressources. Le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux (PIDESC), qui a été largement ratifié, oblige les États à consacrer le « maximum de ressources disponibles » pour assurer leur réalisation progressive, et pour garantir un socle minimum de droits pour tous, sans discrimination ou rétrogression. Lorsque le niveau minimum essentiel de ces droits n’a pas été universellement réalisé, ou lorsqu’une détérioration notable dans la jouissance des droits est effective, un gouvernement peut être en violation de ses obligations s’il n’a pas exploré toutes les mesures appropriées pour générer et redistribuer les ressources, par exemple dans le domaine de la fiscalité progressive et des transferts sociaux. Il pourrait avoir à répondre à des arguments particulièrement solides si les privations persistent ou s’aggravent alors que la concentration des richesses s’intensifie.

Deuxièmement, les normes en matière d’égalité et de non-discrimination exigent également que les États redistribuent les ressources afin de réduire les disparités en matière de droits humains et de garantir l'égalité substantielle pour les groupes en proie à la discrimination fondée sur le genre ou sur la race, ainsi qu’à toute autre forme de discrimination, y compris dans le domaine économique. Les autres dispositions sur la non-discrimination des normes internationales fournissent également une base solide potentielle pour remettre en cause les politiques régressives défavorables aux pauvres car discriminatoires en matière de statut économique et social, bien qu’en pratique, ces dispositions aient été dramatiquement sous-utilisées, à cette fin, par les tribunaux et les instances chargées de veiller aux droits humains.

Les normes des droits humains ne font peut être pas explicitement référence aux inégalités économiques, mais elles ont beaucoup à dire sur les politiques et les pratiques qui les provoquent.

Troisièmement, les normes des droits humains contiennent de nombreuses dispositions concernant les causes des inégalités économiques, à savoir, les interventions politiques qui les produisent directement ou qui les favorisent. De nombreuses études récentes conviennent que l’intensification actuelle des inégalités trouve sa source dans l’érosion des droits du travail, dans les atteintes portées aux services publics et aux systèmes de protection sociale, dans la régulation financière et les politiques fiscales régressives qui favorisent les nantis, dans les politiques économiques discriminatoires contre les femmes et dans la confiscation de la prise de décision démocratique par les élites au profit de leurs propres intérêts. Les normes des droits humains ne font peut être pas explicitement référence aux inégalités économiques, mais elles ont beaucoup à dire sur les politiques et les pratiques qui les provoquent.

Ces fondements normatifs peuvent être renforcés par un quatrième groupe de normes des droits humains (par exemple sur le droit au développement) qui cherchent à lutter contre les disparités de richesse entre les États et à promouvoir le respect des droits humains dans les relations économiques transfrontalières. En pratique, ces normes doivent composer avec les régimes juridiques antagonistes qui régissent la finance, le commerce et la fiscalité internationale et qui renforcent les inégalités économiques entre les pays et au sein des pays. S’agissant des accords économiques, fiscaux et commerciaux, promouvoir le respect des obligations extraterritoriales relatives aux droits humains serait par conséquent une étape fondamentale dans la lutte contre les inégalités structurelles mondiales.

Chaque groupe de normes se verrait renforcé par une élaboration plus poussée de la part des praticiens ainsi que par leur application devant les tribunaux et d’autres mécanismes d’application. Ceci dit, ils forment, pris ensemble, la base d’un cadre normatif solide pour que les inégalités économiques extrêmes intègrent la dimension des droits humains.

Développer des stratégies de responsabilisation

Même si les liens peuvent être établis sur le plan conceptuel et normatif, de quelle utilité sont les outils et instruments des droits humains pour lutter contre les inégalités économiques ? Moyn déplore que la communauté des droits humains n’ait guère été qu’un « témoin impuissant du fondamentalisme de marché » en raison, dit-il, du caractère exutoire limité des garanties en matière de droits économiques et sociaux. Toutefois, l’utilité de formuler les inégalités économiques extrêmes comme un problème relevant des droits humains réside dans la possibilité de pouvoir demander des comptes, notamment aux gouvernements, pour les injustices contenues dans les politiques. Fukuda-Parr souligne ce point quand elle dit que les droits humains peuvent aider à combler le vide éthique dans le domaine économique et apporter une contribution essentielle aux efforts actuels visant à inverser la tendance à l’inégalité.

En fait, les militants des droits humains sont déjà engagés dans divers mécanismes de responsabilité pour remettre en cause les inégalités injustes découlant des violations des droits humains. Des politiques fiscales régressives qui exacerbent les inégalités en faisant peser un fardeau disproportionné sur les pauvres ont été annulées devant les Cours constitutionnelles en se basant sur les droits humains, alors que des mesures d’austérité fiscale discriminatoires dans divers pays ont été revues et critiquées par les organes régionaux et internationaux de surveillance des droits humains.

Un certain nombre d’opportunités stratégiques importantes ont vu le jour afin d’intensifier ces efforts. Réduire les inégalités au sein des pays et entre ces derniers, est l’un des 17 Objectifs de développement durable (ODD) récemment adoptés. L’objectif numéro 10 engage tous les États à réduire progressivement les inégalités de revenu d’ici à 2030, notamment par l’adoption de politiques fiscales, salariales et de protection sociale, et par l’amélioration de la réglementation des marchés financiers internationaux et des institutions. Alors que des plans nationaux pour la mise en œuvre des ODD sont élaborés dans le monde entier, la communauté des droits humains a un rôle important à jouer pour garantir la mise en œuvre effective de programmes solides de réduction des inégalités qui soient ancrés dans les engagements actuels en faveur des droits humains et contre la discrimination.

Les dirigeants politiques de la planète et les instances en charge de la gouvernance économique mondiale, comme la Banque Mondiale et le FMI, expriment de plus en plus leurs préoccupations sur les conséquences nuisibles des inégalités extrêmes, bien que, comme le fait remarquer Alston, cela ne se soit pas encore traduit par des évolutions significatives des politiques. Les organes internationaux de défense des droits humains, y compris plusieurs Rapporteurs spéciaux de l’ONU, commencent également à questionner la compatibilité des inégalités extrêmes avec les droits humains, et à appeler à une réponse plus efficace de la part du régime des droits humains. Le rôle des militants des droits humains est essentiel pour pousser ces institutions à remplir leurs fonctions plus efficacement dans les domaines de la gouvernance et de la responsabilisation.

Adapter les méthodologies pour mesurer, contrôler et mobiliser

Plusieurs contributeurs se demandent si la communauté des droits humains est équipée pour jouer ce rôle. Moyn, par exemple, se demande si prôner les évolutions politiques nécessaires à la réduction des inégalités se prête à la mobilisation des droits humains. Suivre les inégalités économiques, établir un lien entre ces inégalités et les violations des obligations relatives aux droits humains, établir les responsabilités et définir les remèdes appropriés, peut soulever des problèmes méthodologiques, en raison du recours nécessaire aux outils d’analyse et de plaidoyer qui sont mieux connus des économistes et des praticiens du développement que des défenseurs des droits humains. Mais, comme l’affirme Jiménez, la collaboration interdisciplinaire peut aider à établir les faits et développer un plaidoyer efficace en faveur d’alternatives politiques favorisant l’égalité. Le CESR, par exemple, a fait équipe avec des ONG du développement, et des militants en faveur de la justice fiscale, pour mettre à jour les injustices fiscales qui alimentent les inégalités et pour demander des comptes aux gouvernements, ainsi que pour proposer, dans le cadre des ODD, des indicateurs d'inégalité dans lesquels les droits humains occupent une place centrale.

De plus, des campagnes, comme « À égalité ! » d’Oxfam, montrent qu’une large base citoyenne, dans le monde entier, pense que les inégalités extrêmes sont moralement indéfendables et que ces citoyens peuvent être mobilisés pour agir en ce sens. Les droits humains renforcent les arguments de ces campagnes en faisant évoluer la compréhension de ces inégalités extrêmes qui ne sont plus vues comme étant naturelles ou inévitables, mais plutôt comme une injustice résultant de choix politiques délibérés servant les intérêts d’une petite minorité.

La hausse des disparités économiques est une caractéristique distinctive du régime économique actuel plutôt qu’un sous-produit indirect ou accidentel de ce régime. Les richesses affluent vers une petite élite plutôt que d’aller vers l’ensemble des citoyens. Si des philosophes influents peuvent affirmer que c’est la privation absolue, et non pas l’inégalité relative, qui revêt une signification morale intrinsèque, les défenseurs des droits humains qui sont sur le terrain ne peuvent pas rester insensibles à la manière dont l’appauvrissement est généré par la concentration des richesses sous l’œil bienveillant des États. Comme dans le passé, les politiques, visant à dépasser la simple répartition des ressources, peuvent être mises en œuvre lorsque le consensus social et la volonté politique allant dans ce sens sont suffisants. Pour que les droits humains puissent jouer un rôle de contrepoids face à la polarisation causée par le paradigme économique libéral dominant, plutôt que d’être un témoin impuissant, leur potentiel égalitaire doit être pleinement exploité.