La prévention de la torture, ça marche mais à condition d’utiliser les bons ingrédients

Dans le contexte actuel où le risque du recours à la torture et à d’autres mauvais traitements est dorénavant largement reconnu au niveau mondial, certaines autorités étatiques et d’autres acteurs continuent à remettre en cause l’interdiction absolue de la torture et cherchent même à justifier le recours à ces pratiques dans certaines circonstances. Un grand nombre d’organisations et de gouvernements ont pris des mesures notables durant ces trente dernières années pour prévenir les abus commis en détention mais il restait cependant à attester, par un travail de recherche indépendant, de leur impact effectif. Le problème de la torture a certes fait l’objet d’un grand nombre de travaux ; mais aucune analyse n’avait, à ce jour, analysé la corrélation, le cas échéant, entre des mesures de prévention données et la réduction du risque de torture dans la pratique. En 2012, l’Association pour la prévention de la torture (APT) a mandaté une recherche académique indépendante menée au niveau mondial pour répondre à cette grande interrogation : la prévention de la torture : est-ce que ça marche ?

En juillet 2016, Richard Carver et Lisa Handley ont publié les conclusions de leur enquête. Cette étude, qui examine la situation de 16 pays sur une période de 30 ans (1985-2014), s’appuie sur une méthodologie innovante développée par les auteur·e·s, qui combine des méthodes quantitatives et qualitatives pour évaluer l’impact des mesures de prévention de la torture. Cette étude analyse plus de 60 mesures préventives et identifie celles qui ont un impact significatif sur le recours à la torture. La conclusion générale de cette enquête est que la prévention de la torture est réellement efficace et que certaines mesures sont plus efficaces que d’autres pour réduire le risque de torture.

Bien que mandaté par l’APT, ce projet de recherche multi-pays de quatre ans a été mené en toute indépendance par les deux auteur·e·s principaux·ales  qui ont identifié plus de 60 « variables indépendantes » fondées sur les obligations juridiques énoncées par les traités et les recommandations internationales ou régionales pertinentes des mécanismes des droits humains. Ces mesures ont été réparties en quatre grandes catégories : 1) la détention ; 2) les poursuites judiciaires ; 3) les mécanismes de monitoring ; et 4) les mécanismes de plainte.

Les auteur·e·s principaux·ales ont également élaboré un nouvel indice pour mesurer la fréquence du recours à la torture : le Carver-Handley Torture Score (CHATS). Les scores ont été compilés sur la base de diverses sources (y compris des informations provenant d’organes et d’organisations nationaux et internationaux, de statistiques officielles et non officielles et de nombreux entretiens approfondis) afin de mesurer la fréquence et la gravité de la torture ainsi que sa répartition géographique (évaluer si la torture est généralisée ou est, au contraire, propre à une région ou zone donnée). Enfin, les auteur·e·s ont également pris en compte dans leur analyse l’impact de l’environnement politique en général sur la fréquence du recours à la torture (à savoir trois facteurs environnementaux qui assurent une fonction de « variables de contrôle » : le degré de démocratie, la présence d’un conflit, et le niveau de développement économique).

La principale conclusion de cette enquête est que la prévention de la torture est efficace. Les analyses statistiques montrent que, parmi les quatre catégories identifiées par les chercheurs·euses, en droit et en pratique (détention, poursuites judiciaires, mécanismes de monitoring et de plaintes) - et indépendamment des facteurs politiques plus généraux - les mesures de protection relatives à la détention ont, dans la pratique, l’impact le plus significatif en matière de prévention de la torture. Elles sont suivies, en termes d’efficacité, par les mesures de prévention mises en œuvre dans le cadre des poursuites judiciaires et des mécanismes de monitoring. En ce qui concerne les mécanismes de plainte, l’étude n’a relevé aucun impact mesurable en matière de prévention de la torture.

Les organes de monitoring contribuent à réduire la torture.

De manière générale, cette enquête a révélé un écart significatif entre le droit et la pratique - en particulier en ce qui concerne les mesures de protection relatives à la détention ainsi qu’aux enquêtes et poursuites à l’encontre de tortionnaires. Tout en insistant sur cet écart et sur la nécessité de le combler pour s’assurer que les réformes juridiques entraînent effectivement des évolutions positives dans la pratique, les auteur·e·s ont constaté que « l’ampleur de cet écart est déterminé par un certain nombre de facteurs, notamment l’environnement politique qui a une influence déterminante à cet égard » (p. 48).

Cette enquête n’a pas cherché à évaluer l’efficacité du Protocole facultatif à la Convention contre la torture (OPCAT). Seuls deux pays examinés dans le cadre de cette étude disposaient d’un mécanisme national de prévention (MNP) opérationnel pendant une partie de la période couverte par l’enquête. Les conclusions démontrent cependant clairement que les organes de monitoring contribuent à réduire la torture. Au contraire, l’absence de contrôle public et de monitoring indépendant favorise la prévalence de la torture. M. Carver a, depuis lors, souligné que cette étude avait probablement sous-estimé l'impact indirect du monitoring.

Enfin, cette enquête a révélé que les activités de formation avaient eu un impact positif dans tous les domaines (détention, poursuites, mécanismes de monitoring et de plaintes) et les auteur·e·s ont conclu que ces formations devraient viser à renforcer les compétences professionnelles et être inclues, par exemple, dans le programme de formation des écoles de police.


Photo: APT (All rights reserved)

The study confirmed that training, including of the police, had a positive impact and should be targeted at improving professional skills.


L’enquête montre que lorsque les mesures de protection en matière de détention sont effectivement appliquées en pratique, elles présentent la plus forte corrélation avec une réduction de la torture. Parmi ces mesures, celles dont l’impact est le plus significatif pour prévenir la torture sont l’absence de recours à une détention non officielle, et l’application des mesures de protection durant les premières heures et les premiers jours suivant l’arrestation.

L’enquête a confirmé que les pratiques de détention non officielle - souvent utilisées pour maintenir les personnes détenu·e·s au secret - et de détention secrète présentent la situation de risque le plus élevé car l’objectif recherché ou l’effet obtenu est de placer la personne en dehors de la protection de la loi.

Dans le cas de la Turquie, l’enquête montre que le renforcement des mesures de protection en détention a eu indirectement un effet pervers en favorisant le recours à la détention non officielle. Dans le cas du Kirghizistan, le caractère inadéquat de la réglementation et l’absence de contrôle peuvent favoriser la détention de suspects au secret pendant des heures ou des jours dans des lieux non officiels (tels que des véhicules privés ou appartenant à la police, des appartements privés, ou des usines abandonnées) avant que leur détention ne soit officiellement enregistrée.

Par ailleurs, les données statistiques compilées dans l’enquête, tout comme la plupart des chapitres consacrés à l’étude des situations-pays, soulignent que la dépendance excessive de la justice pénale envers les éléments de preuve fondés sur les aveux constitue l’une des principales incitations du recours à la torture par les responsables de l’application de la loi. Les pressions exercées sur la police pour l’obtention de résultats – et l’accent mis sur la nécessité de mettre en œuvre des politiques de « répression de la criminalité » (par exemple, en Hongrie, en Argentine) - constituent une autre incitation à extorquer des aveux sous la contrainte. Ces pressions incluent la mise en place d’indicateurs de performance ou l’attribution de récompenses, y compris sous forme monétaire, pour le traitement rapide des cas.

Cependant, et c’est une conclusion plus positive, l’instauration de méthodes d’interrogatoire alternatives, ne reposant pas sur les aveux, contribue à la prévention de la torture. Ces méthodes incluent l’adoption d’une nouvelle approche privilégiant les entretiens d’enquête plutôt que les interrogatoires (par exemple au Royaume-Uni, en Norvège) et l’investissement dans les technologies modernes de détection des crimes.

La prévention de la torture constitue une responsabilité partagée. Pour faire en sorte que les différents résultats et conclusions de cette enquête soient mis en œuvre dans la pratique, qu’il n’y ait plus de recours à la torture et autres mauvais traitements et que la torture ne soit justifiée en aucune circonstance, de nombreux autres acteurs ont un rôle important à jouer. La principale responsabilité incombe aux différentes institutions étatiques dans la mesure où l’État a la responsabilité première en matière de prévention de la torture. La volonté politique est essentielle pour provoquer des changements et des réformes ayant un impact réel en pratique et veiller à l’adoption de politiques et de stratégies cohérentes pour prévenir la torture. Il est fondamental que les politiques et les pratiques étatiques soient soumises à un contrôle indépendant. Les médias doivent également reconnaître l’importance de leur rôle pour influer sur l’opinion publique et chercher à modifier l’acception de la torture qui reste largement répandue au sein de nombreuses sociétés dans le monde.

Les conclusions de cette enquête sont néanmoins source d’espoir pour les défenseurs des droits humains : l'étude démontre que le risque de torture peut être largement éradiqué lorsque des mesures de protection, un mécanisme d’enquête efficace et un monitoring de la détention indépendant opèrent de concert, à condition que chaque élément de ce cadre bénéficie de ressources suffisantes.