Il n’est pas rare de voir des fiches d’information de prise en charge post-viol (le formulaire médical standardisé pour les violences sexuelles au Kenya) éparpillées sur les bureaux des cliniciens et les guichets d’hôpitaux partout dans le pays. Ces fiches d’information de prise en charge post-viol incluent les antécédents de la survivante, le rapport de l’incident, les résultats de l’examen physique et la documentation des blessures. Quand le stockage de ces fiches n’est pas sécurisé, ces informations hautement sensibles, y compris le nom et les coordonnées de la survivante, sont à la portée de quiconque et peuvent être vues ou éventuellement volées.
Les violences sexuelles sont un vaste problème au Kenya : 47 % des femmes et des filles kenyanes âgées de 15 à 49 ans disent avoir subi des violences physiques ou sexuelles. Néanmoins, de nombreuses tentatives de poursuite en justice pour des affaires de violence sexuelle échouent en raison du manque de preuve. Les cliniciens jouent un rôle essentiel afin que justice soit rendue aux survivantes en rassemblant les preuves médico-légales de violences sexuelles à l’aide des fiches d’information de prise en charge post-viol qui constituent une preuve essentielle devant les tribunaux.
Cependant, bien que les fiches d’information de prise en charge post-viol soient essentielles, la version papier de ce document pose de nombreux problèmes. Les cliniciens ne les remplissent pas toujours de manière exhaustive ou lisible. Il n’existe souvent aucun moyen de conserver les fiches complétées en lieu sûr et ces dernières ne sont pas toujours disponibles en raison de fréquentes ruptures de stock. Les longues distances qui séparent les hôpitaux des postes de police, voire même le manque d’essence pour les véhicules, compliquent le partage des preuves entre les cliniciens et les officiers de police.
A travers l’étroite collaboration entre Physicians for Human Rights (PHR) et les cliniciens, les officiers de police, les avocats et les juges au Kenya et en République démocratique du Congo (RDC), nous avons vu une opportunité de numériser les formulaires médicaux standardisés utilisés dans le cadre des affaires de violences sexuelles et d’aider ainsi à réduire les obstacles qui empêchent les survivantes d’avoir accès à la justice. En adoptant une approche collaborative ou de « co-conception », nous avons travaillé étroitement avec nos partenaires cliniciens en RDC et au Kenya (les utilisateurs) pour créer MediCapt, une application Android qui les aide à documenter plus facilement les affaires de violences sexuelles et à stocker les données de manière sécurisée.
En nous appuyant sur les commentaires et les suggestions des utilisateurs, nous avons conçu et développé MediCapt afin de faciliter la documentation médico-légale lors de la consultation avec un patient. En assistant les cliniciens à travers chaque étape nécessaire à la collecte de renseignements, MediCapt garantit que toutes les informations essentielles soient enregistrées, et permet aux cliniciens de prendre des photographies judiciaires des blessures du patient. L’application est dotée d’un cryptage sophistiqué, d’une impression sécurisée via Bluetooth (sans que les données ne transitent via internet, ce qui pourrait compromettre leur sécurité ainsi que la vie privée du patient), et d’une logique conditionnelle efficace (modifiant l’enchaînement des questions en fonction des réponses précédentes ; par exemple, les questions sur les organes génitaux féminins n’apparaissent pas si le clinicien indique que le survivant est de sexe masculin). MediCapt permet également de stocker les données sur le cloud, permettant ainsi de conserver de manière sécurisée les preuves et les renseignements rassemblés, une amélioration notable par rapport aux fiches d’information papier.
MediCapt s’attaque également à certaines limitations physiques qui se posent aux formulaires papier. Comme le remarque Sylvester Mesa, un clinicien de Naivasha, « Sur les fiches d’information de prise en charge post-viol, vous êtes censé écrire de nombreux renseignements mais vous n’avez que deux lignes pour le faire. Avec MediCapt vous aurez un nombre de caractères illimité. ». Nous travaillons actuellement avec notre équipe technique pour nous assurer que le modèle d’impression de MediCapt pourra inclure des réponses plus longues afin de prendre en compte les commentaires de nos utilisateurs.
L’avis de nos partenaires médicaux a été pris en compte à chaque étape de la conception de l’application. Grâce à ce processus de co-conception, l’application est bien adaptée aux différents contextes dans lesquels ils opèrent. Par exemple, MediCapt fonctionne dans des zones ou internet passe mal ou pas du tout, ce qui est le cas pour de nombreux cliniciens au Kenya et en RDC. Nous prévoyons de renforcer encore plus notre soutien à la communication et à la collaboration cross-sectorielle en développant un portail web pour que la police, les avocats, et les juges puissent accéder de manière sécurisée aux informations téléchargés par les cliniciens.
Le développement collaboratif de MediCapt n’a pas été sans difficulté. La première version faisait appel à une technologie standard. Mais les commentaires collectés en 2014 auprès des utilisateurs ont indiqué que l’application était trop fastidieuse et nous sommes repartis de zéro. Nous avons pris le temps de comprendre le parcours des patients et les flux d’informations des hôpitaux utilisant, ou étant amenés à utiliser, l’application, et la manière dont MediCapt s’intègre dans le travail effectué par les cliniciens. Vu le niveau de sensibilité des données sur les violences sexuelles, il était également essentiel de s’assurer que le code de programmation utilisé pour l’application garantisse la confidentialité et comporte des fonctionnalités de sécurité robustes. Enfin, pour que MediCapt soit accepté et adopté, il a fallu de nombreux tests sur le terrain ainsi que l’implication des administrateurs d’hôpitaux, du personnel en charge de l’archivage, et des membres des ministères de la santé. Cet investissement initial a freiné le déploiement de l’application et son utilisation avec les patients, mais a été essentiel pour garantir un développement responsable et éthique.
Le processus de co-conception amène à recevoir constamment des recommandations sur l’amélioration et l’évolution de l’application. Par exemple, nos utilisateurs ont identifié le besoin d’ajouter des informations supplémentaires à une affaire en cours, comme les résultats d’analyses de laboratoire. Nous avons rapidement développé une fonctionnalité permettant d’ajouter, sans compromettre l’intégrité de la fiche d’information initiale, de nouvelles informations à un rapport médico-légal déjà téléchargé sur le cloud. Sans cette approche collaborative, nous aurions pu passer à côté de cet élément essentiel.
Ce fut un long processus mais le 31 octobre, nous avons franchi une nouvelle étape : les cliniciens de Naivasha au Kenya ont, pour la première fois, utilisé MediCapt avec leurs patients. Les « Pionniers », le nom adopté par le groupe de 11 cliniciens utilisant l’application dans cette phase pilote, ont à ce jour traité plus de douze affaires en utilisant MediCapt. Jusqu’à présent, leurs commentaires sont positifs : 58 % des pionniers signalent que l’application les aide à compléter plus rapidement les fiches d’information de prise en charge post-viol. Il est important de noter que la qualité des fiches d’information envoyées par le biais de MediCapt a augmenté substantiellement au cours de cette phase d’expérimentation.
Nous sommes à un moment critique pour MediCapt. Nous expérimentons l’application avec les patients et nous tirons des enseignements sur son potentiel concret. Bien que nous soyons encore au début de cette phase d’essai, les bons résultats obtenus sont dus à notre étroite collaboration avec nos partenaires cliniciens au Kenya. Pour Emily Kiragu, infirmière en chef à Naivasha, qui fait partie du groupe de pionniers, l’atout de MediCapt réside dans le fait que l’application est « à la disposition de la police et du système judiciaire, et nos clients peuvent avoir accès à la justice et avoir la certitude que les données les concernant sont sous bonne garde car elles sont stockées sur le cloud. Ainsi, nous pouvons y accéder quand nous en avons besoin ».