Les banques de développement et l'étouffement de la contestation

Plus tôt ce mois-ci, la Banque mondiale a approuvé une version complètement révisée de son cadre social et environnemental.  Après quatre années de débat intense, la version finale du cadre contient, dans l’énoncé de vision, une nouvelle disposition affirmant que « les activités de la Banque mondiale favorisent la réalisation des droits humains… » et que la Banque « vise à éviter les impacts négatifs et continuera à appuyer ses pays membres dans leurs efforts visant à réaliser progressivement leurs engagements en matière de droits humains. »  Cependant, des forces dominantes au sein de la Banque ont rejeté la proposition d’aller plus loin et inclure un engagement contraignant à respecter les droits humains recourant à des arguments éculés voulant que les droits humains sont politiques et ne relèvent pas du mandat de développement de la Banque.  

Ce refus de la Banque de finalement institutionnaliser les droits humains est un cuisant échec pour les personnes qui risquent leur vie à dénoncer des projets développement ou à défendre leurs terres. En fait, la répression de la société civile par les gouvernements de plusieurs pays cible explicitement ceux et celles qui pourraient faire obstacle aux initiatives de développement. Selon le groupe de surveillance Global Witness, 2015 a été l’année la plus meurtrière pour les défenseur-e-s du territoire et de l'environnement, 185 meurtres ayant été commis dans 16 pays.  Des gouvernements partout dans le monde adoptent de plus en plus des lois qui restreignent les activités des groupes de la société civile et font qu'il est plus difficile de faire entendre des voix qui pourraient critiquer les initiatives de développement.    Cet environnement de violence, d’intimidation et de rétrécissement de l’espace de la société civile rend pratiquement impossible une véritable participation du public au développement.   

Le financement du développement entre directement en conflit avec les droits humains. 

Ce n'est, bien sûr, pas d'hier que des atteintes aux droits humains sont associées au développement. Cependant, la pression grandissante sur les terres et les ressources et la récente réapparition de grands projets d’infrastructure a créé un mélange explosif. Conjugués à une augmentation des investissements de la part des banques de développement traditionnelles dans les « États fragiles et touchés par des conflits » et à un rétrécissement de l’espace de la société civile à l'échelle mondiale, le financement du développement entre directement en conflit avec les droits humains.

Cette explosivité se fait sentir dans une communauté de la zone rurale de Sindhuli, au Népal. Abhijeet* et sa communauté ont écrit des lettres, porté plainte, fait appel aux tribunaux, organisé et tenu des manifestations pour protester contre la construction d’une ligne de transmission à haute tension à travers leurs terres. Ni les promoteurs du projet ni la Banque mondiale, qui finance le projet, n’ont suffisamment informé ni consulté les communautés locales qui risquent d’être déplacées ou de subir d’autres impacts négatifs.  Si les interventions visant à réduire la pauvreté devraient être explicitement destinées à aider les communautés démunies ou marginalisées, ce sont souvent ces mêmes communautés qui perdent leurs ressources ou qui sont expulsées de force de leurs terres au nom du « développement ».

« [N]i moi ni ma communauté n’avons été consultés au sujet des plans et des priorités de développement par le gouvernement, une société ou une institution de financement du développement, » explique Abhijeet.

En juillet, la police locale a encore une fois détenu des membres de la communauté qui manifestaient pacifiquement et ne les a libérés qu’après qu’ils ont signé un document exprimant leur consentement au projet de ligne de transmission.

En 2015, Dmitry Tikhonov – qui vit maintenant en exil en raison de menaces constantes – travaillait avec le Forum ouzbek-allemand pour les droits humains à documenter les violations des droits du travail liés à la production de coton, surveillant notamment des projets de la Banque mondiale.  Suite à une plainte associant des prêts de la Banque mondiale au travail forcé, la Banque a établi des accords de prêt exigeant un suivi par le biais de l'Organisation internationale du travail (OIT). Plutôt que de freiner les atteintes aux droits du travail, le gouvernement a renforcé la répression, menaçant et arrêtant des observateurs des droits du travail de façon à préserver ses prêts – et la Banque mondiale n’a pas fait grand-chose à ce sujet.


Photo by: Coalition for Human Rights in Development (All rights reserved)

Women pick cotton in Uzbekistan. Relationships with Uzbekistan's labor-exploitative cotton-industry is one in a list of concerns with the World Bank's current development regimen.


« La Banque mondiale n’a pas vraiment pris de mesures pour s'assurer que les défenseurs des droits humains comme moi puissions surveiller les abus liés aux projets qu'elle finance, » explique Tikhonov. « Le personnel de la Banque n’a pas non plus dénoncé les attaques du gouvernement contre mes collègues et moi. »

Cette même année, le pasteur Omot Agwa a été arrêté par les autorités éthiopiennes. Omot avait auparavant été engagé comme traducteur local par le Panel d'inspection de la Banque mondiale pendant son enquête sur un projet de la Banque en lien avec des mesures gouvernementales ayant entraîné l'expulsion forcée de 70,000 autochtones de leurs terres d'origine. Suite à la publication du rapport du Panel, Omot a été arrêté et accusé en vertu de la loi antiterroriste draconienne du gouvernement. La direction de la Banque mondiale n’a pas condamné publiquement l’arrestation d’Omot et la Banque a continué d’accorder d’autres prêts au gouvernement, alors qu’Omot est toujours en prison.

Toutefois, à la suite de certaines affaires très médiatisées, comme celle d’Omot et le meurtre de la défenseure autochtone des droits humains Berta Cáceres – qui faisait campagne contre des projets de développement menaçant les communautés autochtones au Honduras – certains acteurs du développement ont commencé à prêter attention.  Dans les derniers mois, les mécanismes de responsabilisation indépendants de la Banque mondiale, de la Société financière internationale (SFI) et de la Banque interaméricaine de développement ont élaboré ou sont en voie d'élaborer des protocoles ou des directives visant à garantir la sécurité des membres des communautés qui portent plainte.

Cependant, comme l’illustre la récente refonte du cadre des politique de la Banque mondiale, il est plus difficile d’obtenir des avancées concrètes au sein même des banques.  Des groupes de partout dans le monde s'intéressant aux droits humains et au développement unissent maintenant leurs forces pour faire pression sur les banques de développement de façon à ce que leurs investissements ne mettent pas les défenseur-e-s des droits humains en danger.  Dans une déclaration conjointe, plus de 150 groupes de la société civile ont demandé aux institutions financières internationales de respecter les droits humains et de favoriser un environnement permettant la participation du public, où les populations peuvent définir leurs propres priorités de développement et exiger des comptes aux gouvernements et aux bailleurs de fonds.   

La déclaration souligne que les banques de développement doivent établir un engagement institutionnel à respecter les droits humains dans leurs activités, analyser l’environnement permettant la participation et identifier les risques y afférents. Les banques devraient concevoir des moyens créatifs pour s’assurer que les communautés et les groupes de la société civile puissent participer aux projets et avoir recours aux mécanismes de plainte sans mettre leur sécurité en danger.  Dans leurs activités de recherche et d’assistance technique, les bailleurs de fonds devraient souligner l’importance de la participation du public pour la bonne réalisation des objectifs de développement.  Finalement, si des risques se présentent ou que des violations des droits humains sont commises, les banques devraient disposer de protocoles leur permettant d'intervenir fermement et efficacement afin de réduire au minimum les préjudices et en assurer la réparation.

Si la Banque mondiale n’a pas adopté un engagement ferme en matière de droits humains, elle peut encore en faire beaucoup dans le cadre de l'élaboration des procédures et des outils techniques nécessaires à la mise en œuvre de son nouveau cadre de politiques.  Par exemple, compte tenu que les promoteurs de projets sont maintenant tenus d’évaluer les risques potentiels pour les groupes vulnérables, la Banque pourrait veiller à ce que ces évaluations tiennent compte des risques pour les défenseur-e-s des droits humains.  

Et d'autres organismes de financement du développement offrent aussi des opportunités immédiates.  La Société états-unienne des investissement privés à l’étranger (OPIC) et la banque allemande de développement (KFW), par exemple, sont tenues de veiller à ce que les projets respectent les droits humains.  La possibilité est ainsi offerte d'appliquer les mesures de vigilance requises pour protéger les défenseur-e-s des droits humains.  En fait, toutes les banques de développement qui ont des exigences en matière de consultation et de participation du public, soit la plupart d’entre elles, devrait examiner l'environnement permettant la création d'un espace citoyen dans la zone du projet.  Les banques ne peuvent prétendre financer un développement durable si les communautés locales ne peuvent pas participer au processus de développement sans mettre leur vie en danger.  

« J’espère que la société civile aura l’occasion de contribuer à la réalisation d’un développement durable, » dit Abhijeet. « Malheureusement, les droits fondamentaux de nombreux peuples font l'objet de violations systématiques en raison de projets de développement.  Et quand nous aidons les communautés à défendre leurs droits, nous sommes la cible de menaces et d’attaques violentes. »

*Le nom a été modifié pour des raisons de sécurité.