La cartographie des droits humains peut-elle aider le combat mondial en faveur de l’égalité ?

Piyal Adhikary/EFE

Pourquoi les organisations cartographient-elles les droits humains ? J’avais l’habitude de poser cette question chaque fois que je tombais sur une cartographie de certaines libertés dans le monde. Je ne comprenais pas l’importance et l’utilité de représenter géographiquement les droits humains, et ce, jusqu’à ce que l’on me demande d’analyser le rapport « Homophobie d'État » publié par ILGA World. Ce rapport établit une cartographie détaillée de la législacion des droits LGBT+, à laquelle s’ajoute l’avis de spécialistes sur les grandes évolutions du combat mondial pour la non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, l’identité et l’expression de genre, et les caractéristiques sexuelles (OSIEGCS). Des défenseurs des droits humains du monde entier utilisent ce rapport qu’ils considèrent comme une source d’information fiable afin de comparer le droit sur les questions en lien avec l’OSIEGCS.

Tout d’abord, les militants utilisent la cartographie des droits humains dans leur plaidoyer international. Par exemple, le rapport d’ILGA est systématiquement utilisé par les organisations intergouvernementales, comme les Nations unies (ONU), le Conseil de l’Europe, et l’Union européenne. Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme et l’Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ont eu recours au rapport pour sensibiliser sur les questions liées à l’OSIEGCS dans le droit international relatif aux droits humains. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés l’a utilisé pour consulter le Conseil d’État néerlandais sur le cas d’un demandeur d’asile. De même, le Rapporteur spécial sur le droit de toute personne à jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible y a eu recours pour établir le lien entre l’orientation sexuelle et l’identité de genre et le droit à la santé. De son côté, le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Biélorussie a utilisé le rapport pour dénoncer l’initiative législative biélorusse contre la « propagande gaie ». Enfin, le Programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA l’a utilisé pour combattre la poursuite en justice de personnes LGBT+ comme moyen de prévenir la propagation du VIH.

Parfois, la cartographie des droits humains constitue une source d’information indispensable ainsi qu’un outil de plaidoyer dans les communautés fermées où l’étude de la situation des droits humains est compliquée. Par exemple, les organisations de la société civile ont utilisé le rapport d’ILGA dans des rapports parallèles pour l’Examen périodique universel de l’ONU sur la situation au Vanuatu, au Kenya, au Swaziland et au Tadjikistan. Les services d’immigration canadiens, autrichiens, irlandais, australiens, français, britanniques, américains, suisses, finlandais, ainsi que les organisations de défense des droits humains et des organisations spécialisées ont également adressé leurs recommandations sur des pays spécifiques en se fondant sur ce rapport. A titre d’exemple, le tribunal d’immigration et de protection de Nouvelle-Zélande a utilisé les données de ce rapport pour reconnaître un demandeur d’asile comme réfugié en raison de la crainte de persécutions en Inde parce qu’il est LGBT. De même, les informations de ce rapport ont servi à traiter une demande d’asile par la Cour européenne des droits de l'homme.

C’est peut-être dans les actions de plaidoyer au niveau national que la cartographie des droits humains est la plus prometteuse.

C’est peut-être dans les actions de plaidoyer au niveau national que la cartographie des droits humains est la plus prometteuse. Par exemple, la Cour suprême de l’Inde a cité le rapport d’ILGA dans sa décision importante sur la dépénalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe. Les tribunaux acceptent également les mémoires d’amicus curiae fondés sur ce rapport et provenant d’acteurs nationaux et internationaux. En plus des problématiques officielles, les cartographies des droits humains peuvent être largement utilisées par les acteurs régionaux et internationaux dans leur travail. Les grandes organisations mondialement connues de défense des droits humains ont utilisé ce rapport dans leurs actions de plaidoyer, notamment, dans les rapports pays de Human Rights Watch, dans les documents d'orientation de l’organisation Article 19, dans les propositions de Child Rights International Network, dans les bilans de Human Rights First et dans les politiques d’Amnesty international. Les médias, qu’ils soient locaux ou plus importants comme The Guardian et Forbes, ont utilisé ce rapport comme une des sources les plus fiables d’information sur le sujet. La capacité de ce rapport à sécuriser les personnes s’est traduite par des conseils pour voyager en toute sécurité et des alertes intégrées à des applications de rencontre comme Tinder et Scruff. Enfin, la cartographie des droits humains peut aider les universitaires et les organisations du monde entier qui traitent d’une grande diversité de problématiques comme la peine de mort, le football, la situation des défenseurs des droits humains, la bibliothéconomie, et même le Brexit.

Cependant, certains universitaires ont critiqué les créateurs du rapport en les accusant de racisme, de diviser les populations, « d’impérialisme gai », de nouveau colonialisme, d’imposer une « compréhension occidentale de la sexualité » et de ne pas refléter la réalité de la vie des personnes LGBT+ en faisant la différence entre le droit et son application concrète.

Agréger les multiples sources de données en une représentation visuelle aisément compréhensible et accessible à tous, nous permet de voir la chronologie évolutive des droits humains.

A mon point de vue, ces critiques sont contestables. Cartographier les droits humains n’a pas pour seul but, et ce n’en est parfois pas un du tout, de refléter la réalité de la vie et les histoires personnelles positives sur fond de cadre juridique répressif. Par exemple, ILGA World collecte des informations concrètes par d’autres moyens spécifiques, à savoir via l’enquête Global Attitudes Survey qui porte sur la réalité de la vie des personnes LGBT+. En revanche, le rapport est une source officielle d’informations juridiques. De plus il est un outil précieux de défense des droits humains pour provoquer des évolutions structurelles de la législation. La nature officielle du rapport permet aux parties concernées d’exercer des pressions politiques dans leur pays en comparant, et en prônant, les bonnes pratiques politiques dans le monde lorsqu’il s’agit de soutenir les demandeurs d’asile, de mesurer et d’analyser les progrès visibles et les objectifs dans la lutte mondiale en faveur des droits des personnes LGBT+ et de protéger les touristes LGBT+ des risques liés aux voyages dans certains pays. Ces objectifs seraient irréalisables sans le précieux apport de la cartographie fondée sur une approche juridique ou identitaire.

Qu’elle porte sur les violations des droits humains, sur la ratification des traités relatifs aux droits humains ou sur une problématique spécifique en lien avec les droits humains, la cartographie est un outil analytique et pratique utile pour faire progresser la justice sociale, l’égalité et la liberté. Agréger les multiples sources de données en une représentation visuelle aisément compréhensible et accessible à tous, nous permet de voir la chronologie évolutive des droits humains, de souligner les zones particulièrement problématiques, de renforcer la compréhension de la situation dans différentes régions, d’être conscients des tendances mondiales et de s’attaquer à ces défis de manière appropriée.

Le plus grand avantage de la cartographie des droits humains est cependant de permettre aux défenseurs des droits humains de convaincre les décideurs et de donner les moyens aux organisations et aux individus d’établir leurs revendications en matière de politiques publiques, ainsi que de fournir une aide directe dans des situations individuelles comme dans le cas des migrations. Le succès du rapport « Homophobie d'État » démontre le rôle clef que peut jouer la cartographie des droits humains afin de fournir aux communautés internationales et régionales des informations d’excellentes qualité sur les évolutions juridiques. La diversité des acteurs ayant utilisé avec succès le rapport sur les questions liées à l’OSIEGCS suggère que les organisations de défense des droits humains devraient le prendre en exemple et l’appliquer à d’autres domaines qui pourraient bénéficier aux populations du monde entier.