Les droits de l’homme et la gestion axée sur les résultats : adopter les outils venant d’un milieu différent

Les organisations de défense des droits de l’homme sont souvent mal à l’aise avec le concept de gestion axée sur les résultats (GAR), une méthode de management qui vise à définir les objectifs et résultats attendus au cours des étapes d’un projet. La GAR aide les organisations à identifier les processus et les services pour montrer la manière dont ils contribuent aux résultats, mais elle est rarement mise en œuvre efficacement dans le milieu des droits de l’homme. Un responsable d’une organisation internationale de défense des droits de l’homme me disait récemment : « On me parle de performance, d’évaluations et de gestion axée sur les résultats, mais ces mots n’ont absolument aucun sens pour moi. »

C’est en effet le cœur du problème : les professionnels des droits de l’homme sont nombreux à ne pas connaître ce que recouvre la GAR ou la raison pour laquelle ils devraient l’utiliser. Les juristes et les spécialistes du droit composent une grande partie du personnel des organisations de défense des droits de l’homme. Bien que ceux-ci soient souvent très performants dans les contentieux et l’analyse juridique, ils sont souvent moins à l’aise quand on leur demande de mesurer méthodiquement la performance. Sans formation et conseils adéquats, ce qui est le cas pour la plupart d’entre eux, ils sont perdus quand on leur demande de concevoir des stratégies de gestion ciblent des résultats spécifiques.

Bien que la GAR exige des efforts et des compétences spécifiques, elle ne doit pas être perçue comme une corvée. Et quand elle est mise en œuvre correctement, elle peut aider les acteurs des droits de l’homme à travailler plus efficacement.

Une exigence des donateurs

De nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont des ressources limitées, à la fois en temps et en argent. Le fait qu’elles aient à dépenser une grande partie de leurs maigres ressources pour démontrer leurs résultats aux donateurs est problématique. 

La célèbre philanthrope des droits de l’homme, Sigrid Rausing, a déclaré en 2010 : « On me demande souvent comment nous mesurons le succès en matière de philanthropie dans les droits de l’homme. C’est en quelque sorte devenu un cliché, chez les bailleurs de fonds, de croire que les progrès dans les droits de l’homme ne peuvent pas être mesurés en utilisant des données quantifiables ... Le manque de progrès « mesurables » exerce par conséquent un véritable effet de dissuasion pour des gens qui pourraient sinon être favorables aux droits de l’homme et avoir la volonté d’investir dans les organisations de défense des droits de l’homme. »

De nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont des ressources limitées, à la fois en temps et en argent. Le fait qu’elles aient à dépenser une grande partie de leurs maigres ressources pour démontrer leurs résultats aux donateurs est problématique, et c’est la raison pour laquelle elles sont nombreuses à être réticentes à adopter la GAR. Leur mission est de protéger et de promouvoir les droits de l’homme, et c’est ce sur quoi elles devraient se concentrer plutôt que de rédiger des rapports pour les donateurs. Et quand les donateurs façonnent le mandat et les activités de ceux qu’ils financent, ce qui est fréquent, nous nous retrouvons avec un certain nombre d’organisations qui répondent principalement aux souhaits de leurs donateurs, plutôt qu’à ceux de leurs bénéficiaires.

Bien sûr, l’exigence de résultat de la part des donateurs n’est pas incompatible avec la mission des droits de l’homme. Les fondations adressent des rapports à leur conseil d’administration, les gouvernements à leur parlement, et les organisations soutenues par les financements privés à leurs donateurs individuels. Bien qu’exigeantes, la légitimité de ces requêtes est claire : les donateurs veulent savoir où va leur argent et comment il est dépensé.

De plus, le besoin de résultats et de transparence, en particulier quand l’argent des contribuables est en jeu, peut être formulé en terme de droits de l’homme. La redevabilité est après tout, un concept fondamental en matière de droits de l’homme. Celle-ci devrait par conséquent s’appliquer en premier lieu aux acteurs des droits de l’homme eux-mêmes. Par conséquent, comment les rapports peuvent-ils être plus efficaces et moins fastidieux pour toutes les parties impliquées ?

La conception pose problème  

Un des défis clefs consiste à élaborer des plans de gestion adaptés pour évaluer le travail dans le domaine de la défense des droits de l’homme. Un rapport de 2012 de feu International Council on Human Rights Policy (Conseil international sur les politiques des droits de l’homme) aborde les difficultés pour mesurer l’impact dans le domaine des droits de l’homme. Ce rapport présente plusieurs essais relativement conclusifs de la part de Human Rights Watch (HRW) et Minority Rights Group. Ceci dit, il illustre avant tout le fait que les obstacles pour mesurer l’impact restent significatifs.

Concernant les bonnes pratiques, HRW a développé un concept théorique et pratique appelé « Monitoring, Learning et Impact » (MLI). Le MLI a pour but de créer une culture de l’apprentissage fondée sur les évaluations systématiques et les enquêtes sur les projets, ainsi que sur l’identification et l’utilisation d’indicateurs pertinents. Minority Rights Group a montré comment l’évaluation et la cartographie des résultats (outcome mapping) peuvent contribuer au suivi des programmes et influencer leur conception, évaluer l’impact des projets, et enfin améliorer la culture de l’apprentissage institutionnelle.

Néanmoins, l’insuffisance des recherches sur l’évaluation du travail dans le domaine de la défense des droits de l’homme pose plusieurs défis. Un problème essentiel concerne le manque d’indicateurs en matière de droits de l’homme et les limites de ceux-ci. Divers efforts ont été entrepris pour développer des indicateurs spécifiques, mesurables, attribuables, réalistes et délimités dans le temps (SMART en anglais) pertinents dans le domaine de la défense des droits de l’homme, mais peu d’entre eux ont été utilisés et mesurés par un nombre suffisant d’acteurs pour leur donner de la crédibilité. Par exemple, des statistiques sur les victimes de tortures sont régulièrement exigées par les organes de traité des Nations Unies, comme le Comité contre la torture. Cependant, il existe peu d’exemples de suivi efficace, constant, rigoureux et nuancé des allégations de torture. La plupart des tentatives visant à rassembler des indicateurs sur la torture et sur d’autres violations des droits de l’homme à grande échelle, comme la Political Terror Scale (l’échelle de la terreur politique) ou le CIRI Human Rights data project, (le projet CIRI de données sur les droits de l’homme) sont problématiques pour diverses raisons.


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"Bien qu’exigeantes, la légitimité de ces requêtes est claire : les donateurs veulent savoir où va leur argent et comment il est dépensé."


Comment la GAR peut-elle aider

Il y a quelques années, j’ai contribué au lancement d’une initiative pluriannuelle sur la prévention de la torture dans plusieurs pays qui porte plus particulièrement sur la mesure des résultats des interventions dans le domaine de la prévention de la torture. Cette initiative a impliqué une équipe de chercheurs indépendants et d’universitaires de 16 pays qui ont fondé leur analyse sur une série de variables pertinentes couvrant une période de 20 ans. Ces variables furent mesurées à l’aide de sources multiples. Bien que la recherche comporte intrinsèquement un certain nombre de défis concernant la fiabilité de l’information, elle représente actuellement une des tentatives les plus abouties visant à mesurer la prévalence de la torture dans divers pays de différentes régions du monde. Il est prévu que cette recherche contribue à l’émergence d’un nouvel indice de mesure de prévalence de la torture, qui devrait engendrer de nouveaux éléments probants sur les facteurs influençant l’augmentation ou la réduction de la torture et autres mauvais traitements. Ce projet constitue une approche pertinente pour mesurer les résultats du travail dans le domaine de la défense des droits de l’homme et ses effets sur les niveaux de violations, mais nous avons besoin de beaucoup d’autres initiatives de ce type.

Au sein du Réseau du développement institutionnel des droits de l’homme à Genève, les membres du groupe utilisent toutes sortes d’outils de gestion axée sur les résultats, notamment des plans stratégiques et des dispositifs de suivi et d’évaluation. Toutefois, le groupe est principalement composé de professionnels du développement et de la collecte de fonds, plutôt que de spécialistes des droits de l’homme. Il reste un long chemin à parcourir avant que tous les défenseurs des droits de l’homme, y compris les juristes, adoptent les outils d’un autre milieu professionnel.

Bien que de meilleurs indicateurs constituent un élément clef pour faire progresser la GAR dans les droits de l’homme, une autre étape critique est de démontrer son degré d’efficacité quand elle est bien utilisée. Pour cela, les défenseurs de la GAR ont besoin d’exemples concrets, d’explications simples et de formations rationalisées pour faciliter son apprentissage. La GAR peut certainement aider les acteurs des droits de l’homme à obtenir de meilleurs résultats mais à condition si ceux-ci se l’approprient.