Le test moral de l’équité en matière de vaccins

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L’inégalité mondiale en matière d’accès aux vaccins contre la COVID-19 —plus de 80 % des doses administrées sont allées aux pays riches depuis au moins avril 2021— a donné lieu à des appels croissants en faveur de « l’équité en matière de vaccins ».

Tandis que les pays à faible revenu peinent à lancer leurs programmes de vaccination, les pays riches accumulent les doses excédentaires et commencent à demander des doses supplémentaires. Des mécanismes dont l’objectif affiché est d’améliorer l’équité en matière de vaccins ont récemment permis d’expédier plus de doses au Royaume-Uni et en Europe, où les vaccins abondent, que sur tout le continent africain.

Les appels lancés en faveur de l’équité en matière de vaccins présentent l’accès aux vaccins contre la COVID-19 comme un test moral de la capacité de l’humanité à partager, de la solidarité mondiale face au nationalisme, des progrès réalisés pour que le racisme ne serve plus de moyen d’exclusion des bénéfices des progrès scientifiques, et de l’égalité comme de la valeur intrinsèque de toutes les vies humaines.  Plus qu’un appel à la charité et à la bienveillance —afin d’augmenter certaines statistiques de couverture, —ces appels plaident en faveur d’un changement structurel et d’une redistribution qui permettraient d’instaurer une justice plus équitable en matière d’accès à la santé.

Une série d’articles de la rubrique Up Close de l’OGR préconise un certain nombre de « solutions pratiques » à l’inégalité en matière de vaccins, dont certaines envisagent un changement plus profond du statu quo que d’autres. Des solutions telles que le renforcement de la coopération régionale pour négocier avec l’industrie pharmaceutique, le financement intégral du dispositif COVAX et l’harmonisation des normes d’approbation réglementaire ont peu de chance de remettre en cause les structures qui sous-tendent la fabrication, le financement et la distribution des vaccins. En revanche, des solutions telles que la réforme et la réglementation de l’industrie pharmaceutique elle-même, l’octroi de dérogations générales aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la COVID-19 et la refonte des systèmes de financement du développement permettent d’imaginer un monde dans lequel la santé est considérée comme un bien public et non comme une marchandise. Cette « pratique transformationnelle des droits de l’homme » démantèle les logiques sous-jacentes de hiérarchie, de monopole et de charité au service d’une redistribution fondamentale du pouvoir dans la santé mondiale.

Seulement, dans quelle mesure ces solutions modifient-elles ou redistribuent-elles durablement les hiérarchies de pouvoir qui sont à l’origine de l’inégalité en matière de vaccins ? 

Dans cet essai, je me joins à mes collègues du secteur de la santé publique de l’Open Society Foundations pour suggérer qu’au moins trois changements structurels sont nécessaires pour formuler une réponse juste à l’inégalité en matière de vaccins —une réponse qui éradique les racines de l’inégalité actuelle, afin d’éviter de répéter la même erreur lors de futures pandémies.

Des monopoles aux capacités partagées

La capacité de produire ou de se procurer de grandes quantités de vaccins sûrs et efficaces à un prix abordable est apparue comme l’un des principaux déterminants de l’accès aux vaccins et de l’équité dans le monde. Quatre pays dominent actuellement la production mondiale de vaccins contre la COVID-19 —la Chine, les États-Unis, l’Allemagne et la Belgique—, créant ainsi une pénurie artificielle.

Établi en 2020 pour aider à surmonter l’iniquité en matière de vaccins, le dispositif d’accès mondial aux vaccins contre la COVID-19 (COVAX) n’a été ni pensé ni conçu pour étendre la capacité de production au-delà de quelques pays riches. Comme on pouvait s’y attendre, il n’a pas réussi à réduire de manière significative les inégalités en matière de vaccins dans le monde, même après avoir atteint ses objectifs de financement. Les défenseurs de l’équité en matière de vaccin ont décrit le dispositif COVAX comme étant voué à l’échec, ou pire, comme un élément d’un écran de fumée au service de la réticence des pays riches et des sociétés pharmaceutiques à partager leur propriété intellectuelle.

Les appels lancés en faveur de l’équité en matière de vaccins présentent l’accès aux vaccins contre la COVID-19 comme un test moral de la capacité de l’humanité à partager, de la solidarité mondiale face au nationalisme, des progrès réalisés pour que le racisme ne serve plus de moyen d’exclusion des bénéfices des progrès scientifiques, et de l’égalité comme de la valeur intrinsèque de toutes les vies humaines.

Pour briser le monopole de la capacité de production mondiale de vaccins contre la COVID-19, il faut franchir une série d’étapes —comme la construction de nouvelles usines de fabrication dans les pays qui n’en ont pas et l’échange des technologies de fabrication— pour lesquelles la volonté politique n’a été jusqu’à présent qu’une vue de l’esprit. Un chapelet de prétextes invoqués pour ne pas inscrire toutes ces étapes au rang des urgences, notamment les préoccupations concernant le contrôle de la qualité ou des considérations selon lesquelles le transfert de technologie est impossible en dehors des pays à revenu élevé, masquent une vérité simple : la rareté engendrée par les monopoles de production est extrêmement rentable pour les sociétés pharmaceutiques, qui ont un pouvoir démesuré pour définir les politiques de partage de la production.

Cependant, les sociétés pharmaceutiques, tout comme les pays riches qui les soutiennent, ne sont pas à l’abri des pressions. Bien que ces sociétés aient jusqu’à présent refusé d’accroître la production, des actions politiques telles que le soutien américain à une renonciation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la COVID-19 suggèrent que certains gouvernements reconnaissent qu’il est insuffisant de compter sur les pays riches pour produire en masse et donner les vaccins excédentaires au reste du monde. 

De la charité aux ressources partagées

L’indépendance fiscale constitue un deuxième facteur, étroitement lié au premier, de la capacité d’un pays à atteindre l’immunité contre la COVID-19 grâce à des programmes de vaccination. Les pays ayant les taux de vaccination les plus élevés ont généralement pu compter sur leurs trésors nationaux pour financer l’achat de vaccins, tandis que ceux qui affichent les taux de vaccination les plus faibles restent largement tributaires de l’aide bilatérale, des banques de développement et des dons de vaccins excédentaires. 

En octobre 2020, la Banque mondiale a approuvé l’octroi de 12 milliards de dollars aux pays en développement pour financer la distribution de vaccins - une somme que les États-Unis dépasseraient à eux seuls dans le cadre de leur propre « opération vitesse grand V » d’ici décembre. En effet, en juin 2021, le FMI a estimé qu’il faudrait débourser 50 milliards de dollars pour financer la fabrication et la distribution équitables des vaccins et pour générer les milliers de milliards de dollars de recettes nécessaires au financement d’une reprise économique mondiale après la COVID-19.

À l’instar de la rupture des monopoles de production, l’action visant à mettre fin à la dépendance financière des nations pauvres à l’égard des pays riches passe par des étapes de transformation pour lesquelles le principal obstacle a été la volonté politique. Il ne s’agit pas seulement d’un allègement d’urgence de la dette, mais d’une transition plus ambitieuse de l’aide à l’investissement public mondial. À long terme, la solution consistera à mettre fin aux économies d’extraction qui perpétuent les inégalités entre les nations riches et les nations pauvres. 

La COVID-19 présente une opportunité et un impératif de changement de cap. Dans la pratique, cela signifie que les gouvernements nationaux et les institutions régionales, telles que l’Équipe spéciale pour l’acquisition des vaccins en Afrique et le Fonds d’urgence contre la COVID-19 de l’Association sud-asiatique de coopération régionale, doivent consacrer des ressources et des investissements suffisants pour soutenir la vaccination, conformément à leurs obligations en matière de droits humains. Par ailleurs, les donateurs du G7 et du G20 doivent s’engager à fournir un financement supplémentaire pour les vaccins, en plus de soutenir les mesures visant à décentraliser la production de vaccins.

De l’individualisme à la responsabilité partagée

Un troisième facteur, souvent négligé, est le défi très important que représentent la distribution et l’utilisation des vaccins. Même si la création d’une demande individuelle de vaccins et la lutte contre la réticence à l’égard des vaccins ont retenu l’essentiel de l’attention, les déterminants sociaux, économiques et environnementaux permettant de déterminer dans quelle mesure les personnes recherchent les programmes de vaccination et y accèdent sont tout aussi importants, sinon plus.

Les obstacles non individuels à l’adoption d’un vaccin sont divers et sont liés à la race, à la pauvreté, au statut migratoire et aux conditions de santé sous-jacentes. Ces conditions, qu’il s’agisse d’un accès insuffisant aux transports publics ou du refus d’un congé de maladie payé pour la vaccination, peuvent être modifiées par un engagement politique. Tout comme le partage des capacités de production et la démocratisation du financement du développement, la modification de ces conditions exige des choix de politique publique qui impliquent la participation et le sacrifice de chacun.

À l’instar de la rupture des monopoles de production, l’action visant à mettre fin à la dépendance financière des nations pauvres à l’égard des pays riches passe par des étapes de transformation pour lesquelles le principal obstacle a été la volonté politique. Il ne s’agit pas seulement d’un allègement d’urgence de la dette, mais d’une transition plus ambitieuse de l’aide à l’investissement public mondial.

D’un point de vue épidémiologique, le principe même qui consiste à générer une demande individuelle de vaccins ne tient pas compte de la réalité scientifique selon laquelle la protection d’un individu contre la COVID-19 dépend de l’adoption du vaccin par la communauté. La santé des personnes vaccinées ne réside pas uniquement entre leurs mains —elle dépend aussi des personnes qui ne sont pas vaccinées, qui peuvent à leur tour être confrontées à des obstacles sociaux et environnementaux liés à la vaccination.

Dans leur effort pour vacciner les populations du monde entier, les sociétés sont confrontées à un choix moral —soit elles mettent l’accent sur la responsabilité individuelle d’accepter le vaccin et de protéger sa propre santé, soit elles encouragent la responsabilité partagée pour parvenir à l’immunité communautaire et aux déterminants sociaux de la santé. Ce dernier choix est celui de l’équité. C’est le choix qui reconnaît notre interdépendance, notre humanité partagée et notre responsabilité les uns envers les autres —donnant ainsi plein effet à la maxime de santé publique selon laquelle « personne n’est en sécurité tant que nous ne le sommes pas tous ».

La justice pour tous

La COVID-19 est loin d’être la première menace de santé publique qui a suscité des appels à la justice mondiale. Le mouvement pour la justice en matière de traitement du VIH a appelé à un démantèlement similaire des monopoles pharmaceutiques, qui gonflaient artificiellement le prix des médicaments vitaux. L’appel à la justice en matière de procréation exigeait une redistribution des hiérarchies raciales et de genre, qui limitent le choix en matière de procréation, même lorsque la loi ne le fait pas explicitement. Aujourd’hui, l’appel en faveur de l’équité en matière de vaccins vise à obtenir une réparation identique des causes raciales et coloniales des mesures inéquitables et axées sur le profit qui ont été prises pour endiguer la COVID-19 et de effets persistants de ces mesures.

Les forces qui s’opposent à l’équité en matière de vaccins —les monopoles, la charité et l’individualisme— font obstacle à une réponse juste à d’autres problèmes mondiaux communs. Que ce soit pour lutter contre la COVID-19, le changement climatique ou la fracture numérique, nous aurions tous intérêt à reconnaître et à partager nos capacités, nos ressources et nos responsabilités mutuelles, plutôt que de les accaparer pour nous-mêmes. C’est peut-être la leçon que la pandémie de COVID-19 était censée nous enseigner. En nous faisant croire que nous ne devions prendre soin que de nous-mêmes —en tant qu’individus ou en tant que nations— la COVID-19 a démultiplié, métamorphosé et prolongé nos souffrances. La question est de savoir si nous en tirerons un jour les leçons.

 

Note de l’auteur : L’auteur remercie les partenaires subventionnés et le personnel du Programme de santé publique, en particulier A. Kayum Ahmed, Roxana Bonnell, Brett Davidson, Julia Greenberg, Azadeh Momenghalibaf, Rosalind McKenna, Sharmila Mhatre et Daniel Wolfe, pour leur contribution à cet essai.