Il est de plus en plus fréquent d’entendre des reproches sur le trop grand nombre de droits humains internationaux. Ces reproches émettent trois sortes d’allégations. Premièrement, les nouveaux droits sont créés de manière anarchique : une sorte de prolifération des droits. Deuxièmement, dans leur interprétation des droits existants, les organes internationaux intègrent des protections qui dépassent le cadre initialement prévu : une sorte d’élargissement des droits. Enfin, troisièmement, les droits humains, ou « l’approche fondée sur les droits », s’appliquent aujourd’hui à trop de domaines, par exemple le monde de l’entreprise ou la gestion environnementale.
À première vue, ces reproches peuvent sembler fondés. Les Nations unies (ONU) ont récemment approuvé un droit à la paix et une Déclaration sur les droits des paysans, tandis que le Haut-Commissaire aux droits de l’homme parle de droit à l’accès à Internet. En même temps, la non-discrimination, garantie par les traités internationaux, a été interprétée en élargissant la protection aux personnes LGBTQ et à de nombreux autres groupes défavorisés ne faisant l’objet d’aucune protection dans les traités internationaux. L’approche fondée sur les droits est invoquée parallèlement dans des situations très diverses, allant de l’organisation d'évènements sportifs internationaux à l’utilisation de l’intelligence artificielle.
Toutefois, les reproches sur « l’inflation des droits » ne sont pas nouveaux et déforment fortement le processus d’interprétation par lequel, au fil du temps, les juges et les instances officielles élargissent les protections garanties par les droits humains. De plus, en s’attachant à l’élargissement manifeste de la protection des droits, les observateurs ignorent généralement la question la plus intéressante qui ne concerne pas l’élargissement en soi mais plutôt les raisons pour lesquelles les nouvelles luttes s’emparent de la rhétorique des droits humains. La réponse la plus évidente est que le cadre des droits humains continue d’être attractif pour les nouvelles luttes en faveur de la justice. En effet, « l’inflation des droits » n’est pas le signe d’un mouvement qui s’égare mais plutôt de la durabilité de sa pertinence et de son attractivité.
En effet, « l’inflation des droits » n’est pas le signe d’un mouvement qui s’égare mais plutôt de la durabilité de sa pertinence et de son attractivité.
Comme nous l’avons souligné, les reproches ne sont pas un phénomène nouveau. En effet, la question de la tendance à la prolifération et à l’élargissement des droits au niveau international a été abordée depuis plus de 50 ans. Déjà, en 1969, dans un éminent article, Richard Bilder déclarait « En pratique, une revendication est un droit humain international si l’Assemblée générale des Nations unies dit qu’il en est ainsi ». Il suggérait également que la « tendance à la prolifération des droits humains internationaux » signifie que « leur utilité en tant que concept hiérarchisant peut être pervertie ». De nombreux appels ont exigé un « contrôle qualité » et demandé que les défenseurs se concentrent sur la mise en œuvre des droits existants plutôt que sur la définition de nouveaux droits. Cependant, ces critiques n’ont que trop peu souligné le fait que les droits vraiment « nouveaux » sont rarement développés mais que la prolifération et l’élargissement des droits découlent plutôt d’un processus permanent d’interprétation et d’application des droits existants à des réalités qui sont nouvelles ou qui viennent d’être reconnues. Pourquoi ne pas préciser comment le contenu des droits humains s’applique le mieux aux paysans, ou comment, à l’ère du numérique, interpréter au mieux le droit à la liberté d’expression et au respect de la vie privée ? De plus, les listes de motifs de discrimination, dans les traités internationaux sur les droits humains, n’ont délibérément jamais été figées définitivement afin de pouvoir inclure de nouveaux groupes marginalisés, ou des groupes qui viennent d’être reconnus comme tels. Ce n’est pas tant une question d’ajout de nouveaux droits que de supplément apporté, en matière de portée et de contenu, aux droits existants.
La tendance à appliquer le cadre des droits humains à de nouveaux domaines, comme le monde de l’entreprise ou la protection de l’environnement, a effectivement continué à un rythme soutenu. Mais cela va au-delà du simple effet de mode. Bien comprendre les droits humains permet de voir qu’ils ne sont pas juste une préoccupation relevant des États et qu’ils ne se limitent pas aux affaires juridiques ou politiques. À la réflexion, il est évident que le monde des affaires peut impacter les droits humains, ou que le dangereux réchauffement climatique va affecter négativement les droits de millions de personnes. Si la responsabilité de la mise en œuvre des droits reste en premier lieu celle de l’État, dès la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, il était indéniable que le respect et la promotion des droits incombaient à « tous les organes de la société ». Eleanor Roosevelt nous a notoirement rappelé que pour avoir un impact réel, les droits humains doivent s’épanouir en tous lieux, que ce soit « … l’environnement de l’individu en tant que tel ; le quartier dans lequel il vit ; l’école ou l’université où il étudie ; l’usine, l’exploitation agricole, ou le bureau où il travaille ».
Les droits humains permet de voir qu’ils ne sont pas juste une préoccupation relevant des États et qu’ils ne se limitent pas aux affaires juridiques ou politiques.
L’argument contre l’expansion des droits s’appuie sur divers éléments. Un trop grand nombre de droits a pour effet de banaliser le concept. La futilité de certaines revendications liées aux droits nuit à leur autorité. Cet élargissement créé des exigences irréalisables, ce qui a pour effet d’affaiblir le prestige des droits humains. Certains affirment que la prétendue prolifération des droits nuit à leur universalité car les nouveaux droits ne sont pas acceptés partout dans le monde ou par toutes les traditions morales ou juridiques. Ce sont tous des arguments sérieux mais qui n’ont pas été démontrés. En fait, l’expansion des droits a incontestablement accru leur popularité et leur attrait pour les nouveaux groupes qui, dans leur lutte et leur interprétation, perçoivent comment les droits peuvent aider leur cause. En 1993, lors de la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme, le mouvement mondial des femmes s’est rassemblé pour exiger que les « droits des femmes soient des droits humains ». Vingt-cinq ans plus tard, cela semble évident, mais le slogan et le plaidoyer de l’époque étaient nécessaires pour que les droits des femmes, une question alors ignorée, soient placés au centre des exigences en lien avec les droits humains internationaux.
Donc, au lieu de parler « d’inflation des droits », nous devrions plutôt comprendre que nous n’assistons pas à la création hasardeuse de nouveaux droits, ni même à la progression envahissante d’une conviction triomphante, mais à l’expression de nouvelles interprétations des droits en réponse aux nouvelles luttes pour la dignité humaine. En bref, si les droits humains n’étaient pas pertinents ou utiles pour ces luttes, ils ne seraient que peu utilisés.
Naturellement, tous les reproches ne partent pas d’une bonne intention. Les personnes qui dénoncent l’inflation des droits se soucient souvent peu de leur éventuel impact sur les droits existants mais s’opposent simplement aux nouvelles interprétations qui émergent. C’est incontestablement le cas avec la « Commission sur les droits inaliénables » créée par le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, en 2019, qui est explicitement destinée à fixer notre attention sur un petit groupe de droits civils et politiques étroitement définis. Dans ce cas, il est largement préférable de débattre honnêtement sur le contenu des droits humains que d’être distrait par un « problème d’inflation des droits » qui est inexistant.