La politique étrangère américaine aggrave les atteintes aux droits humains aux Philippines pendant la pandémie de COVID

Au cœur d’une pandémie mondiale et de soulèvements contre les violences policières et le racisme systémique se déroulant à l’échelle internationale, certains États ont utilisé de vieilles tactiques pour détourner l'attention des échecs de leurs gouvernements en ayant recours à la répression de leurs opposant-es. C'est notamment le cas aux États-Unis et aux Philippines. Cependant, la façon dont le gouvernement de Donald Trump favorise les exactions de Duterte en lui accordant un soutien inconditionnel au nom de la politique étrangère américaine est tout particulièrement inquiétante.  
 

Aux États-Unis, le président Trump, qui fait face à des sondages en baisse dans un contexte d’élections imminentes, a affirmé que les soulèvements en réaction au meurtre de George Floyd perpétré par la police de Minneapolis sont orchestrés par « des anarchistes », « des antifas » et « des agitateurs extérieurs ». En faisant porter les accusations de violence sur ces agitateurs imaginaires plutôt que sur la police, Trump tente de gagner la confiance de celles et ceux qui ne sont pas informé-es ou impliqué-es dans les affaires qui touchent le pays en ce moment. Au lieu de se concentrer sur l'incapacité des États-Unis à gérer la pandémie et tant d’autres problèmes -  le renflouement des grandes entreprises aux frais des contribuables, les violences policières, les inégalités raciales en matière d'accès à des soins et à une éducation à coût minime, un État en crise tente de présenter les militant-es et autres promoteurs/trices de justice sociale comme le véritable problème. 

Aux Philippines, le président Rodrigo Duterte a poussé plus loin cette stratégie de diversion et de répression. Avant la pandémie de COVID, le régime Duterte a suscité l'inquiétude à l’échelle internationale en se livrant à de très nombreux actes autoritaires. Outre la désormais tristement célèbre guerre contre la drogue qui a fait des dizaines de milliers de morts, Duterte a intensifié les atteintes à la liberté de la presse et la répression contre les dissident-es politiques. Cette année, le gouvernement Duterte a fermé la plus importante chaîne d'information du pays, ABS-CBN, et plus récemment, la journaliste Maria Ressa, pionnière de la presse internet aux Philippines et co-fondatrice du site d'information numérique Rappler, a été condamnée pour diffamation en ligne et risque une peine de plusieurs années de prison. Les poursuites engagées contre Ressa sont juridiquement fragiles et clairement motivées par des raisons politiques ; elles servent également d'avertissement à toutes celles  et ceux qui critiquent le régime Duterte. 

De même, la sénatrice Leila De Lima a été emprisonnée pendant environ trois ans sur la base d’accusations infondées en lien avec une affaire de trafic de drogue qui ont été portées immédiatement après qu'elle a ouvert une enquête sur le recours par le gouvernement Duterte à des exécutions extrajudiciaires dans le cadre de sa « guerre contre la drogue ». La liberté d'expression ne cesse de s'éroder aux Philippines depuis un certain temps déjà, mais les événements récents montrent à quel point Duterte a l'intention de consolider son pouvoir et de faire taire ses opposant-es. 

Parmi ces événements, ceux qui ont reçu moins d’attention, c’est la réponse de Duterte à la pandémie de COVID 19, ainsi qu’un amendement dangereux à une loi pré-existante baptisée "loi anti-terreur". Comme aux États-Unis, le gouvernement des Philippines a été totalement pris au dépourvu par ce virus très contagieux. Parce qu’il a échoué à mettre en œuvre efficacement le confinement, les tests et le suivi, et a peiné à offrir un soutien économique adapté aux personnes contraintes au confinement, le virus s'est propagé dans les communautés pauvres qui n'avaient pas les moyens de se procurer des équipements de protection individuelle ou les ressources financières pour leur permettre de rester chez elles. Plus récemment, en cohérence avec l'approche militariste de Duterte dans la plupart des domaines, les forces de police ont commencé à faire du porte à porte sous la forme de perquisitions à domicile pour trouver les personnes positives à la COVID. 

Alors que Duterte applaudissait ses propres demi-mesures, son gouvernement profitait du chaos créé par la COVID pour faire passer en force la nouvelle loi anti-terroriste. Cet amendement donne au pouvoir exécutif la capacité de désigner des groupes comme organisations terroristes sans le moindre contrôle d’une autre instance, d'arrêter et de mettre sur écoute des suspects sans mandat judiciaire ; et de criminaliser tout type de soutien aux organisations désignées, tel qu’une publication en ligne en leur faveur ou le fait de brandir un de leur drapeau lors d’un rassemblement, sous la forme d’une violation de la loi antiterroriste dont les organisations en question seront responsables en leur nom propre. La nature vague et excessivement large de cette loi peut également conduire à cibler et à poursuivre les personnes qui critiquent le gouvernement Duterte depuis l'étranger. Cela constitue un danger d’une gravité toute particulière aux États-Unis, où les deux pays partagent un accord d'extradition.  

La loi antiterroriste a rencontré de très fortes résistances aux Philippines. Des célébrités, des journalistes, des conducteurs de jeepney (taxis collectifs) et d'anciens juges de la Cour suprême ont fait part de leurs inquiétudes à propos de cette loi. Alors que certain-es sont descendu-es dans la rue pour faire entendre leur indignation, beaucoup d’autres, cherchant à suivre les mesures de distanciation sociale, ont publié leurs critiques sur les réseaux sociaux. À la fin du mois de juillet, au moins 19 pétitions avaient déjà été déposées auprès de la Cour suprême des Philippines pour contester la légalité du projet de loi, et d'autres sont encore attendues.

La liberté d'expression ne cesse de s'éroder aux Philippines depuis un certain temps déjà, mais les événements récents montrent à quel point Duterte a l'intention de consolider son pouvoir et de faire taire ses opposant-es.  

L'une des principales raisons pour lesquelles le gouvernement Duterte n'écoute pas son propre électorat sur cette question est le soutien inconditionnel dont il bénéficie de la part des États-Unis. Le fait que Duterte compte sur la police nationale et les forces armées des Philippines pour soutenir les aspirations politiques locales et nationales à la consolidation de son pouvoir renvoie très clairement aux pratiques de politique étrangère des États-Unis. Tout d'abord, un régime autoritaire s'appuie sur un appareil sécuritaire d’État pour gouverner. Deuxièmement, la dépendance de cet appareil sécuritaire d’État vis-à-vis des États-Unis se nourrit de l’approvisionnement en matériel militaire, de la formation et du financement apportés par ce pays. Enfin, si ce régime autoritaire (ou son successeur) s'écarte des intérêts nationaux des États-Unis, un appel est lancé pour que l’appareil sécuritaire d’État retire son soutien au régime. C'est précisément ce qu’il s’est passé pour l'Égypte, l'Indonésie, l'Amérique latine, etc.  

Pour illustrer notre propos, regardons ce qu’il s’est passé récemment au sujet de l’accord bilatéral dit de « visite des troupes » entre les États-Unis et les Philippines. En février, Duterte a annoncé qu'il mettrait fin à l'accord sur la visite des troupes (américaines sur le sol philippin) - un accord militaire majeur autorisant des exercices conjoints et d'autres activités clés entre l’armée américaine et l’armée philippine - très probablement en réponse au refus des États-Unis d'accorder un visa d'entrée au sénateur philippin Ronald dela Rosa, l’un des principaux architectes de la guerre contre la drogue. Cependant, après que les États-Unis ont donné leur accord pour deux ventes d'artillerie lourde d'une valeur de deux milliards de dollars, dont des hélicoptères d'attaque et des missiles Hellfire, Duterte a fait marche arrière. Si certains analystes y voient le signe que les Philippines sont de plus en plus préoccupées par l'expansion territoriale chinoise, la raison la plus probable est que Duterte a besoin des dollars américains pour acheter le soutien de son appareil sécuritaire d’État dans un contexte de crise économique imminente précipitée par la pandémie de COVID. 

 À Washington, tout-es les responsables politiques ne sont pas uni-es autour d’une politique étrangère qui repose essentiellement sur l'armée ou sur le laxisme face aux violations des droits humains par les régimes autoritaires. En juin dernier, Ilhan Omar, élue à la Chambre des Représentant-es, et dix-huit de ses collègues ont envoyé une lettre aux ministre des Affaires Etrangères Mike Pompeo et au ministre de la Défense Mark Esper pour leur demander un report des ventes d'armes aux Philippines jusqu'à ce qu'un contrôle adéquat du Congrès puisse être effectué. En juillet, c’est un autre parlementaire, Jan Schakowsky, rejoint par cinquante de ses collègues, qui a écrit une lettre à l'ambassadeur des Philippines, Jose Manuel Romualdez, pour lui demander l'abrogation de la loi anti-terroriste.  

Bien que ces actions des parlementaires soient louables, elles sont insuffisantes pour résoudre le problème plus large du soutien des États-Unis à une dictature qui est en train de démanteler toute forme d'opposition démocratique. Au lieu de condamnations au coup par coup, ce qu'il faut faire, c'est obtenir une rupture décisive avec la seule chose qui permet à Duterte et à son appareil sécuritaire d’État de se maintenir : l'aide militaire américaine aux Philippines.  

En mai dernier, le mouvement Malaya et la coalition internationale pour les droits humains  aux Philippines ont lancé une campagne en faveur d'un « Philippine Human Rights Act (PHRA) » - loi philippine en faveur des droits de humains - qui suspendrait l'aide militaire au pays jusqu'à ce que les forces de sécurité de l'État cessent leurs violations généralisées des droits humains aux Philippines. Au cours des dernières semaines, les organisations syndicales CWA (téléphonie), l'AFL-CIO (principale confédération), l'AFT (enseignant-es), Teamsters (routiers) et USW (métallurgistes) se sont fait l'écho de cette campagne, appelant le Congrès à présenter et à adopter le projet de loi proposé.  

Le contenu du projet de loi proposé n'a rien de radical ni de nouveau ; le PHRA est en fait calqué sur la loi Berta Caceres en faveur des droits humains au Honduras. Ce qui serait vraiment radical, nouveau, et qui mériterait d’être accompli, c'est de faire du PHRA ainsi que de la loi Berta Caceres des points de départ d'une nouvelle approche de la politique étrangère américaine qui serait axée sur les droits des peuples.